Climat : Pour un retrait européen coordonné du Traité sur la Charte de l’énergie

CNCD 11.11.11 | 13 septembre 2022

Climat : Pour un retrait européen coordonné du Traité sur la Charte de l’énergie

par Sophie Wintgens

Après deux ans de négociations, les pays signataires du Traité sur la Charte de l’énergie sont parvenus à un accord de principe le 24 juin. La version réformée du traité comporte des avancées qui ne sont toutefois pas suffisantes pour répondre à l’urgence climatique. Il est encore temps pour la Belgique de rejeter l’accord modernisé et de plaider pour un retrait coordonné de l’Union européenne et de ses Etats membres, en neutralisant la clause de survie.

Le 24 août 2022, l’Italie était condamnée par un tribunal d’arbitrage privé, sur la base du Traité sur la Charte de l’énergie (TCE), à verser plus de 200 millions d’euros de compensation à la compagnie britannique Rockhopper pour son refus de lui accorder une concession pour un projet de forage pétrolier près de son littoral en mer Adriatique. Le jugement de ce cas d’arbitrage, qui intervient dans un contexte de crises marqué par la flambée des coûts énergétiques suite à l’invasion de l’Ukraine, montre les limites du processus de négociations visant à « moderniser » cet accord datant des années 1990.

Le 24 juin 2022, après quinze rounds de négociations, la cinquantaine de parties prenantes du TCE se sont accordées sur une version modernisée de l’accord. Pour l’Union européenne (UE), qui négociait au nom des Etats membres sur la base d’un mandat établi en juillet 2019, l’enjeu était double : aligner le TCE sur les objectifs de l’Accord de Paris sur le climat et inclure dans ce traité des normes modernes de protection des investissements afin de se protéger des procédures d’arbitrage – tels le cas Rockhopper – liées à la mise en œuvre de politiques publiques dans le cadre du Green Deal.

1. ANALYSE DU RÉSULTAT DES NÉGOCIATIONS : DES AVANCÉES, MAIS LIMITÉES

A l’heure du bilan, des avancées sont notables. Toutefois, les modifications apportées au traité sont insuffisantes pour atteindre les objectifs que l’UE s’est fixés afin de répondre à l’urgence climatique, et ce, conformément aux demandes du Parlement européen.

1.1. PROTECTION DES INVESTISSEMENTS

Faute de pouvoir réviser la clause d’arbitrage investisseur-État (ISDS) que contient le TCE, l’UE a cherché à en limiter le champ d’application en modifiant la définition des « activités économiques dans le secteur de l’énergie » : l’objectif était de redéfinir les sources d’énergie protégées par ce traité afin d’éliminer les énergies fossiles.

DES ÉNERGIES FOSSILES CONTINUENT D’ÊTRE PROTÉGÉES

La version révisée du TCE intègre un « mécanisme de flexibilité ». Non-contraignant, il permet aux parties prenantes qui le souhaitent « d’exclure la protection des investissements dans les énergies fossiles sur leur territoire, compte tenu de leurs objectifs propres en matière de sécurité énergétique et de climat ».

Seuls l’UE et le Royaume-Uni ont activé ce mécanisme. Ces derniers prévoient toutefois une phase transitoire de dix ans (voir section 2.2.) après l’entrée en vigueur de cette disposition pour les investissements existants et des exceptions pour certains investissements futurs. Concrètement, cela signifie que les investissements existants dans les énergies fossiles continueront d’être protégés jusqu’en 2034 au moins sur le territoire de l’UE et du Royaume-Uni, et indéfiniment sur le territoire des autres parties prenantes du TCE.

Par conséquent, avec la version révisée du traité, aucun membre du traité ne mettra totalement fin à la protection des investissements existants et futurs dans les énergies fossiles endéans un calendrier aligné sur les objectifs climatiques, à commencer par l’UE elle-même.

L’EXTENSION DU CHAMP D’APPLICATION ACCROÎT PARADOXALEMENT LES RISQUES D’ARBITRAGES

Par ailleurs, le champ d’application du TCE modernisé est étendu à de nouvelles sources et technologies énergétiques, telles que l’hydrogène, la biomasse, le captage et stockage du carbone (CCS), etc. Des pistes qui sont considérées par les environnementalistes comme de fausses solutions, car soit elles ne permettent pas de réduire réellement les émissions de gaz à effet de serre (certaines formes d’hydrogène sont produites à partir de pétrole, charbon ou méthane), soit elles reportent le problème (CCS), soit elles occasionnent des dommages collatéraux (biomasse).

Dans son rapport Net Zero by 2050, l’Agence internationale de l’énergie rappelle le caractère crucial de la capacité des États à réformer leurs cadres réglementaires pour la mise en œuvre de la transition vers une énergie propre. Cependant, le fait d’inclure dans le TCE cette nouvelle catégorie d’investissements protégés va paradoxalement augmenter le risque de procédures d’arbitrage d’investisseurs étrangers à l’encontre des Etats mettant en œuvre des politiques de transition vers une énergie 100% renouvelable.

DES NORMES DE PROTECTION DES INVESTISSEMENTS RÉVISÉES, MAIS TOUJOURS PROBLÉMATIQUES

Les définitions de plusieurs concepts et normes juridiques du TCE ont également été révisées. C’est le cas des termes « investissement » et « investisseur » dans l’objectif d’exclure du champ d’application du traité les sociétés boîte-aux-lettres, les investisseurs purement financiers et spéculatifs. C’est également le cas des normes de protection des investissements les plus souvent alléguées devant les tribunaux d’arbitrage par les investisseurs lésés, telles que l’« expropriation indirecte » et le « traitement juste et équitable », afin de réduire les risques de procédures d’arbitrage à l’encontre d’États poursuivant des « objectifs politiques légitimes » tels la protection de l’environnement et la lutte contre le changement climatique.

Ces avancées ont toutefois leurs limites. Premièrement, la définition révisée de ces normes de protection des investissements demeure encore trop vague. Deuxièmement, les nouvelles exceptions prévues pour certaines politiques publiques « légitimes » sont insuffisantes et problématiques. Lorsqu’il s’agit de mettre fin à des projets d’investissement dans les énergies fossiles pour respecter les objectifs de l’Accord de Paris sur le climat (tels que limiter le réchauffement à 1,5°C), les mesures règlementaires pourront concerner des énergies ou des projets spécifiques. Or, de telles mesures ciblées pourraient être juridiquement interprétées comme « discriminatoires » et donc ne pas rentrer dans le cadre de ces nouvelles exceptions. Troisièmement, la nouvelle définition du terme « investissement » n’exige pas que les investissements couverts soient exploités conformément à la législation de l’État hôte ni contribuent au développement de ce dernier.

1.2. RÈGLEMENT DES DIFFÉRENDS

En dépit des alertes du dernier rapport du GIEC, qui a mis en garde contre l’effet paralysant de l’ISDS sur les politiques climatiques, le TCE modernisé demeure un frein à la transition énergétique en l’absence de réforme systémique de ce mécanisme d’arbitrage investisseur-État.

LA FIN ANNONCÉE, MAIS INCERTAINE, DES LITIGES INTRA-UE

A plusieurs reprises ces dernières années, la Cour de Justice de l’UE (CJUE) a statué sur l’incompatibilité avec le droit européen de la clause d’arbitrage ISDS telle que contenue dans le TCE. Pour mettre fin à cette contradiction juridique, sans pouvoir éliminer cette clause tel que demandé par le Parlement européen, la version révisée du traité contient une nouvelle disposition qui interdit les litiges entre les parties contractantes membres d’une même organisation d’intégration économique régionale (OIER), telle que l’UE. Cette avancée vise à éviter qu’un futur arbitrage intra-UE soit recevable en vertu du TCE.

En pratique, toutefois, cette avancée n’est pas aussi claire qu’annoncée. Tout d’abord, parce que les tribunaux d’arbitrage privés ne sont pas tenus d’appliquer ces décisions : l’arrêt Achmea, par exemple, ne les a pas dissuadés de continuer à statuer sur des litiges relatifs aux investissements intra-UE. Ensuite, parce qu’une entreprise européenne pourra toujours utiliser une filiale située en dehors de l’UE pour attaquer un État européen. Enfin, parce que les entreprises basées dans l’UE pourront toujours engager des procédures d’arbitrages à l’encontre d’États non-membres de l’UE.

UNE PLUS GRANDE TRANSPARENCE DES LITIGES ?

Le TCE est l’accord d’investissement qui génère le plus d’arbitrages entre investisseurs et États dans le monde : il est à ce jour responsable de plus de 150 litiges. Toutefois, il s’agit uniquement des cas connus car les investisseurs ne sont pas tenus de révéler les actions en justice engagées en vertu de ce traité. C’est pourquoi la version révisée du traité exige une plus grande transparence des cas d’arbitrage et des procédures de règlement des différends. Conformément au Règlement de la CNUDCI, les documents procéduraux et les comptes-rendus d’audiences doivent être publiés et les audiences doivent être accessibles au public.

Toutefois, les règles de transparence de la CNUDCI prévoient également des exceptions notables : d’une part, un tribunal d’arbitrage peut empêcher ou retarder la publication de documents lorsqu’il estime qu’elle « pourrait compromettre l’intégrité du processus arbitral » (par exemple, en entravant la production de preuves ou en intimidant des témoins) ; d’autre part, un tribunal d’arbitrage dispose également d’un important pouvoir discrétionnaire pour décider de tenir des audiences à huis clos, en invoquant « des raisons logistiques ».

2. PROCHAINES ÉTAPES ET OPTIONS SUR LA TABLE : LA BELGIQUE PEUT ENCORE AGIR

2.1. JUSQU’AU 22 NOVEMBRE : PROCÉDURE DE SILENCE ET DROIT DE VETO

L’ensemble des membres du TCE, dont la Belgique, ont à présent jusqu’à la Conférence annuelle du 22 novembre en Mongolie pour examiner s’il y a lieu d’adopter les résultats de la réforme ou de se retirer du traité. L’unanimité de toutes les parties contractantes votantes est nécessaire pour que l’accord modernisé s’applique provisoirement, ce qui signifie que chaque membre du TCE dispose d’un droit de veto.

Selon la Commission européenne, les Etats membres seraient aujourd’hui face à un dilemme : soit adopter le TCE réformé qui comporte une phase transitoire de dix ans pour mettre fin à la protection des investissements dans les énergies fossiles, soit se retirer du TCE et activer ainsi la clause de survie, qui permet aux investisseurs étrangers de continuer à attaquer un État pendant vingt ans après avoir quitté l’accord – clause en vertu de laquelle l’Italie, pourtant sortie du TCE depuis 2016, vient d’être condamnée à indemniser Rockhopper. Le choix est en réalité moins complexe qu’il n’y paraît.

2.2. SUNSET CLAUSE (20 ANS) OU PHASING-OUT (10 ANS) : UN FAUX DILEMME ?

PHASING-OUT : 10 ANS, UNE VEINE PROMESSE

Le phasing-out de la protection des investissements existants dans les énergies fossiles ne débutera qu’après la ratification par les trois-quarts des 53 parties prenantes du TCE. Or, ce processus a pris douze ans la dernière fois que le TCE a été modifié. Un tel calendrier est en décalage total avec l’urgence climatique et sociale, des mesures de régulation du prix de l’énergie pouvant également être attaquées sur la base du TCE.

SUNSET CLAUSE : 20 ANS, QUI POURRAIENT ÊTRE RAMENÉS À 1 AN

Des pistes juridiques existent pour désactiver la sunset clause. Si plusieurs parties contractantes se retirent conjointement du TCE, elles peuvent neutraliser l’ISDS en concluant un accord inter se dans lequel elles déclarent que la clause de survie ne s’applique pas entre elles. Cette option réduirait le risque de poursuites de 20 à 1 an (un retrait devient effectif un an après qu’une partie prenante l’ait notifiée).

2.3. PLAIDER POUR QUITTER COLLECTIVEMENT LE TCE EN NEUTRALISANT LA SUNSET CLAUSE

Faute d’avancées suffisantes pour rendre le TCE compatible avec les objectifs de lutte contre le changement climatique et la précarité énergétique, la meilleure option pour l’UE et ses Etats membres est de « commencer à préparer leur sortie coordonnée du TCE ainsi qu’un accord excluant l’application de la clause de survie entre les parties contractantes intéressées » via un accord inter se. Cette solution préconisée par le Parlement européen est aussi envisagée par certains Etats membres de l’UE qui ne sont pas totalement satisfaits des résultats de la réforme, comme la Pologne, l’Espagne ou encore les Pays-Bas.

La Belgique devra elle aussi se prononcer sur la version modernisée du TCE dans les prochaines semaines au Conseil. Avec le soutien d’autres Etats membres, elle dispose donc encore d’une marge de manœuvre pour mettre ce traité anachronique hors d’état de nuire et préserver les objectifs européens de réduction des émissions de gaz à effet de serre.

source: CNCD 11.11.11