L’hydre et le tue-mouche

Le Devoir | 17 mars 2023

L’hydre et le tue-mouche

par Aurélie Lanctôt

C’est ainsi que mercredi, le ministre fédéral de l’Environnement, Steven Guilbeault, a donné le feu vert à un nouveau projet de liquéfaction de gaz naturel et de terminal maritime du réseau Coastal GasLink, Cedar LNG, à Kitimat, en Colombie-Britannique. On parle ici d’une usine flottante de liquéfaction qui sera appelée à traiter 11,3 millions de mètres cubes de gaz par jour.

Un an, à quelques semaines près, après le rejet du projet GNL Québec au Saguenay, on reste avec la vilaine impression d’en être réduits à affronter l’hydre pétrogazière armés d’un tue-mouche. C’est que la complaisance à l’égard de Cedar LNG était de mise au gouvernement provincial. Avant la bénédiction du gouvernement fédéral, le projet a obtenu sans grande difficulté celle du gouvernement de la Colombie-Britannique, au terme d’une évaluation environnementale de deux ans.

Questionné sur sa décision, le cabinet du ministre Guilbeault a déclaré cette semaine que ce projet était assorti d’un plan crédible pour atteindre la carboneutralité d’ici 2050. Il a également pris soin de mentionner les obligations qui lui seront imposées afin de « garantir sa conformité avec les engagements à long terme du Canada en matière de changements climatiques ».

Le problème, c’est que l’urgence ne se joue pas à long terme, mais bien à très, très court terme. Un horizon de carboneutralité fixé à 2050 est bien trop lointain pour espérer atteindre les cibles de réduction de gaz à effet de serre recommandées pour réussir à limiter le réchauffement planétaire à 1,5 degré par rapport à l’ère préindustrielle. Il faudrait pourtant plafonner les émissions d’ici 2025, et les réduire de 43 % d’ici 2030, par rapport au niveau de 2019. La marche est énorme et la fenêtre d’opportunité ne se calcule pas en décennies, mais bien en années. Et de toute façon, l’idée même d’une exploitation carboneutre d’hydrocarbures est un mirage dangereux.

Le projet Cedar LNG n’est pas le seul projet d’exploitation de gaz naturel liquéfié en développement dans l’ouest du Canada. Le complexe Ksi Lisims LNG, dans le nord de la Colombie-Britannique, suit lui aussi son cours. S’il est approuvé, il sera appelé à produire annuellement 12 millions de tonnes de gaz naturel liquéfié, et ce, pour au moins 30 ans. Il s’agit d’une exploitation plus imposante que ce que proposait GNL Québec au Saguenay.

Justement, alors qu’on croyait avoir remporté au moins cette victoire contre l’exploitation gazière dans l’est du pays, le sort a voulu que l’approbation de Cedar LNG coïncide avec le dépôt, par l’actionnaire du projet d’usine et de terminal Énergie Saguenay, d’une demande d’arbitrage auprès du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), une instance d’arbitrage affiliée à la Banque mondiale. Le promoteur de GNL Québec conteste le rejet du projet, survenu l’an dernier, réclamant au gouvernement canadien des milliards de dollars en compensation et en dommages et intérêts.

Ce stratagème visant à contraindre les États à dédommager les investisseurs s’estimant lésés par des décisions fondées sur leurs lois nationales et l’intérêt public n’a rien d’inédit. Il en a d’ailleurs beaucoup été question dans le cadre des négociations entourant l’adoption de l’Accord de partenariat transpacifique, en 2016, puis de la création de l’Accord Canada–États-Unis–Mexique (ACEUM) en 2018. Il s’agit d’un enjeu technique, aride, mais susceptible d’avoir des répercussions considérables sur la vie démocratique.

Cela figure généralement parmi les éléments les plus délicats et litigieux des traités sur le commerce et l’investissement : déterminer les recours offerts aux investisseurs contre les États « hôtes » de leurs capitaux, et évaluer l’impact de ces mécanismes sur l’activité législative, c’est-à-dire la possibilité, pour les gouvernements, d’élaborer des politiques publiques dans l’intérêt de leur population.

L’arbitrage de l’investissement transnational s’est développé de pair avec la mondialisation des activités économiques. Il est devenu, au fil du temps, une sorte de monstre, tant sur le plan de l’équité procédurale que sur celui de sa compatibilité avec l’exercice démocratique. Sur le principe même, on peut contester cette subordination de l’activité législative aux règles du commerce et à l’impératif de libre circulation du capital. Sur la forme, on remarque aussi que ces instances ad hoc, parallèles aux juridictions nationales, génèrent toute une industrie qui dépend de la multiplication des litiges entre les investisseurs et les États.

Il existe une abondante littérature qui met en relief ces dérives, ainsi que l’effet contraignant de ces mécanismes sur les politiques publiques (tout particulièrement en matière environnementale). Au point où plusieurs experts en appellent aujourd’hui à l’abolition pure et simple de l’arbitrage entre investisseurs et États (« Investor-State dispute settlement », pour reprendre l’expression consacrée), surtout dans un contexte où les gouvernements devront, dans les années à venir, prendre des décisions musclées, courageuses, s’ils veulent tenir tête aux lobbys pétroliers et réussir leur transition écologique.

Bien sûr, on ne peut pas prédire l’issue de la poursuite intentée contre le gouvernement canadien dans le cas de GNL Québec, mais le geste lui-même envoie un message clair (qui ne surprend personne, par ailleurs). Les intérêts pétroliers et gaziers sont bien enracinés chez nous et ils ne se laisseront pas tasser sans récolter leur part du gâteau, et il est de plus en plus clair que le gouvernement du Canada a choisi la voie de la résignation.

Chroniqueuse spécialisée dans les enjeux de justice environnementale, Aurélie Lanctôt est doctorante en droit à l’Université McGill.

source: Le Devoir