Jugé trop protecteur des énergies fossiles, le traité sur la charte de l’énergie est contesté de toutes parts

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Le Monde | 21 juin 2022

Jugé trop protecteur des énergies fossiles, le traité sur la charte de l’énergie est contesté de toutes parts

Par Virginie Malingre

Maya, 19 ans, dit avoir « perdu son enfance », la nuit où l’ouragan Irma a dévasté l’île française de Saint-Martin, en septembre 2017. Julia, 17 ans, a vécu les inondations dans la vallée de l’Ahr en Allemagne, qui ont fait plus de 130 morts, en juillet 2021. Au même moment, à Chaudfontaine, en Belgique, Damien, 23 ans, « a vu des pans entiers de sa vie disparaître » sous les eaux. Tout comme Marion, 31 ans, qui était à Cressier, en Suisse, en juin 2021. Quant à Alexandros, 21 ans, depuis les incendies qui, il y a presque un an, ont ravagé Athènes, il confie avoir « peur » que le feu se déclenche « dès qu’il voit des pins sous le soleil ».

Jusqu’à ce que ces catastrophes climatiques fassent basculer leur vie, aucun d’entre eux n’avait entendu parler du traité sur la charte de l’énergie (TCE). Identifiés par des ONG et des associations spécialistes des jeunes et de l’environnement, ils devaient, mardi 21 juin, porter plainte devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) contre douze Etats – Royaume-Uni, Suisse, France, Pays-Bas, Allemagne, Autriche, Grèce, Belgique, Chypre, Danemark, Luxembourg, Suède – signataires de ce traité.

De quoi s’agit-il ? Au début des années 1990, sur fond de guerre du Golfe et d’effondrement de l’Empire soviétique, ­l’Europe s’inquiète pour son ­approvisionnement énergétique et imagine, afin de le sécuriser, un accord international qui protégerait les investisseurs dans ce secteur et les mettrait à l’abri des changements de politique énergétique.

Le TCE est né, qui leur permet de demander, devant un tribunal arbitral, des dédommagements à un Etat dont les décisions pourraient affecter la rentabilité de leurs placements. Cinquante-cinq pays le rejoignent, dont la Russie, des pays d’Asie centrale, la Turquie, la Suisse, l’Union européenne (UE) et ses vingt-huit pays membres (le Brexit n’a pas encore eu lieu).

« Incompatible avec l’accord de Paris »

Depuis, presque tous les pays européens en ont fait les frais, attaqués les uns après les autres par des fonds d’investissement ou des entreprises qui s’estiment lésés par des décisions gouvernementales. Cela a été le cas de l’Allemagne, quand elle a décidé de sortir du nucléaire en 2011, des Pays-Bas, qui ont acté, en 2019, la fermeture des mines de charbon d’ici à 2030 ou de l’Italie, qui a interdit, en 2015, les forages offshore.

Les litiges ne sont pas recensés. « [Mais], à ce jour, on a identifié 150 cas pour lesquels le montant des compensations demandées s’élève à 115 milliards d’euros, celui des compensations accordées à 42,8 milliards d’euros », développe l’experte des politiques énergétiques Yamina Saheb.

Revenons à nos cinq plaignants pour qui cet accord empêche les pays signataires de lutter raisonnablement contre le réchauffement climatique. Ils demandent donc aux Etats visés par leur plainte de le quitter ou de le réformer en profondeur. Le TCE, explique leur avocate, Clémentine Baldon, « est incompatible avec l’accord de Paris et constitue une violation de la Convention européenne des droits de l’homme ».

Pas si simple. Car, quand bien même un Etat voudrait se retirer du TCE, il resterait lié par ses engagements pendant encore vingt ans. Quant à le renégocier, les signataires du traité s’y essaient depuis quatre ans, sans grand succès. Un quinzième et dernier cycle de négociations est prévu jeudi 23 et vendredi 24 juin, dont l’issue est plus qu’incertaine.

Sensibilités diverses

Quand les discussions pour « la modernisation du TCE » se sont engagées, il s’agissait, non pas de le verdir, mais de le rendre plus attrayant pour élargir le club à de nouveaux pays influents sur la scène énergétique, alors que deux de ses membres, échaudés par des plaintes, l’avaient quitté – l’Italie, en 2015, et la Russie, en 2009 (en 2014, elle a été condamnée, en arbitrage, à verser 50 milliards de dollars, soit 47,6 milliards d’euros, à d’anciens actionnaires du groupe pétrolier Ioukos, après leur expropriation en 2003). Depuis, les sujets environnementaux se sont invités dans la discussion, alors que les Européens ont fait du pacte vert la pierre angulaire de leur action.

« En 2020, la position de la Commission [mandatée par les Etats membres pour les représenter dans cette négociation], c’était “circulez, il n’y a rien à voir” », déclare Pascal Canfin, le président de la commission environnement du Parlement européen. Mais le Parlement européen, les ONG et une partie du monde scientifique ont milité pour que l’exécutif communautaire se montre plus ambitieux. Certains pays, aussi, sont intervenus : la France, en décembre 2020, et l’Espagne, en février 2021, ont fait savoir qu’elles envisageaient de sortir du TCE.

Pour autant, la Commission a dû tenir compte des sensibilités diverses qui traversent le Vieux Continent, alors que la Suède, la Finlande, la Slovénie ou Malte souhaitaient qu’une partie des investissements dans le gaz restent protégés.

Finalement, en février 2021, les Vingt-Sept ont trouvé un compromis que Bruxelles a donc, depuis, défendu : les investissements nouveaux dans les énergies fossiles ne seront plus protégés, les autres le seront encore dix ans, voire jusqu’en 2040, pour certaines infrastructures gazières. « Cette proposition n’est pas compatible avec les engagements européens de neutralité carbone [d’ici à 2050] », commente Mathilde Dupré, codirectrice de l’Institut Veblen, un centre de réflexion spécialisé sur les questions de développement durable.

Négociations sur un mécanisme à la carte

Elle n’a, en tout cas, aucune chance d’être avalisée, même si le Royaume-Uni travaille sur un scénario comparable (avec des dates de sortie plus rapides). Plusieurs signataires du TCE, au premier rang desquels le Japon, y sont, en effet, fermement opposés.

Dans ce contexte, les négociations portent, désormais, sur un mécanisme à la carte, qui permettrait à chaque pays de décider quels investissements il ne veut plus protéger dans le cadre du TCE. En clair, les Européens pourraient s’appliquer à eux-mêmes la proposition de la Commission, sans que leurs partenaires fassent de même.

La Suisse et la Turquie demandent qu’il y ait réciprocité, et que les investissements fossiles européens sur leur sol ne soient plus protégés. « Le Japon ne s’est pas prononcé, mais il milite pour une date d’entrée en vigueur tardive. Il n’est pas sûr qu’il y ait là un terrain d’atterrissage », commente un proche des négociations.

Autre problème, les énergies renouvelables resteraient soumises au TCE. Et de nouvelles activités – la biomasse et l’hydrogène, notamment – rejoindraient la liste des secteurs protégés. « Pour les défenseurs du TCE, le traité peut aider à promouvoir les renouvelables. Mais c’est faux. Cela revient à donner le pouvoir politique à des investisseurs étrangers qui peuvent ainsi décider de vos politiques énergétiques et climatiques », estime Yamina Sabeg.

« On est arrivé au bout de la négociation »

L’Espagne en sait quelque chose, qui a été poursuivie par de nombreux fonds d’investissement, après avoir décidé, en 2008, de ne plus soutenir le photovoltaïque. La France, jusqu’ici relativement épargnée, pourrait également en pâtir : depuis qu’y a été votée une loi, en décembre 2020, qui baisse le coût de rachat par EDF de l’électricité produite par du photovoltaïque, certains cabinets d’avocats – Allen & Overy, White & Case… – évoquent auprès de leurs clients la possibilité d’attaquer Paris.

Autre sujet sur lequel bloquent les négociations : la manière dont le TCE se réfère à l’accord de Paris sur le climat. « Toute la question est de savoir si un Etat qui violerait le TCE pour respecter l’accord de Paris pourrait, ou pas, être attaqué », explique Mathilde Dupré.

Dans ce contexte, plusieurs pays européens somment la Commission de travailler sur un retrait de l’UE du TCE. Mi-mai, l’Allemagne, l’Espagne, la Pologne et les Pays-Bas lui ont écrit en ce sens. Mercredi 22 juin, le Parlement européen devait, pour sa part, voter un rapport d’initiative qui formule la même demande. « On est arrivé au bout de la négociation », estime Pascal Canfin. « Maintenant, il faut organiser la sortie du TCE, et que les Européens s’entendent pour ne plus s’appliquer la clause des vingt ans », poursuit l’eurodéputé macroniste.

source: Le Monde