Veolia contre Alexandrie, les dessous d’un litige à 140 millions

Les Echos | 31 octobre 2016

Veolia contre Alexandrie, les dessous d’un litige à 140 millions

par Richard Hiault

Un bras de fer oppose depuis plus de dix ans la cité égyptienne et Veolia, chargé d’assurer la collecte et le traitement de ses déchets. L’épilogue de ce feuilleton kafkaïen est proche. L’affaire sera jugée dans trois semaines devant un tribunal international d’arbitrage.

Près de 140 millions d’euros. C’est le dédommagement que réclame Veolia à la ville d’Alexandrie devant un tribunal international d’arbitrage constitué à son initiative en 2012. L’audience, qui débute le 21 novembre prochain, devrait durer une semaine. Il faudra néanmoins attendre six mois de plus avant d’en connaître la sentence. L’épilogue de ce feuilleton, dont l’origine remonte à 2000, à la suite du gain par Veolia de l’appel d’offres de la cité égyptienne pour le traitement de ses déchets, est donc proche.

Si le grand public ignore tout de cette affaire, partis de gauche, organisations écologistes et ONG altermondialistes en ont fait depuis quelque temps le symbole des procédures d’arbitrage - ISDS (Investor-State Dispute Settlement) ou RDIE en français (Règlement des différends entre investisseurs et Etat) - encadrées par de nombreux traités commerciaux, et qu’ils accusent de servir les intérêts des multinationales au détriment d’Etats souverains. Un sujet qui est au coeur des protestations soulevées par le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP) ou tout récemment, par l’accord de libre-échange entre le Canada et l’Union européenne (Ceta). A cet égard, le conflit opposant le groupe français à Alexandrie est un cas d’école...

Rendez-vous manqué

En Egypte, l’histoire de Veolia est celle d’un rendez-vous manqué, d’un projet industriel phare qui, au fil du temps, s’est révélé un fiasco. Le résultat d’une incompréhension mutuelle, l’entreprise ayant probablement mal appréhendé les réalités du marché égyptien, l’importance du secteur informel, les traditions et les coutumes locales.

Au départ, tout semble pourtant parti pour que cette aventure égyptienne soit couronnée de succès. A la fin des années 1990, le gouvernement d’Hosni Moubarak entend se doter d’une gestion moderne des déchets au Caire et à Alexandrie, dont la collecte - mais pas le traitement - est assurée par la communauté des Zabbalines. Depuis des décennies, ces milliers de chiffonniers, rendus célèbres par soeur Emmanuelle, juchés sur leur petit âne, collectent, trient et revendent certains des déchets recyclables pour assurer leur subsistance. Veolia, via sa filiale Onyx, est censé les remplacer, pour un contrat de quinze ans. Mission : collecter, trier, traiter et recycler quelque 5.000 tonnes quotidiennes de déchets ménagers et médicaux - à l’exclusion des déchets industriels et dangereux. L’entreprise doit aussi entretenir les rues, les plages et les monuments. Dans ce but, force camions, bennes à ordures et conteneurs - on parle d’un chiffre de 140.000 - sont importés. Des investissements sont effectués dans un centre technique de traitement et d’enfouissement des déchets sur le site de Borg El Arab, au sud-ouest de la ville. Tout se passe à merveille pour ce premier contrat africain de Veolia. A tel point qu’en 2005, l’association Métropolis, regroupant 80 villes internationales, décerne à Alexandrie son premier prix dans la catégorie « environnement » pour sa gestion intégrée des déchets. Mais la lune de miel ne dure pas.

Première alerte début 2003 : la Banque centrale égyptienne annonce, à la surprise générale, le flottement de la livre égyptienne. S’ensuit une forte dépréciation de la monnaie et, ce qui en découle, une hausse de l’inflation. Veolia subit non seulement un renchérissement du coût de ses importations de pièces détachées, mais également une hausse de ses coûts de production intérieurs. La même année, le gouvernement revalorise de 7 % les salaires. L’équation est simple : le compte d’exploitation d’Onyx se dégrade. Invoquant une des clauses du contrat permettant des possibilités d’ajustements en cas de fluctuations du taux de change entre la livre et l’euro, ou d’une augmentation des coûts de main-d’oeuvre, le groupe français demande un rééquilibrage économique.

Il se sent d’autant plus enclin à le faire qu’en 2003, toujours, Alexandrie réclame la fermeture du centre de traitement de Borg El Arab pendant six mois, et le transfert des activités sur un autre site plus éloigné. Motif ? Les familles fortunées du Caire, qui viennent en villégiature à Alexandrie pendant la période estivale, sont indisposées par les relents nauséabonds des déchets traités quasiment sous leur nez à Borg El Arab.

Une situation ubuesque

Veolia obtempère, tout en expliquant qu’il fait face à un surcoût notable dû au fait que le premier site ne peut être totalement arrêté pendant six mois. Il faut bien continuer à traiter les déchets et le lixiviat, ce jus malodorant qu’ils produisent. Les discussions s’éternisent. Suffisamment pour que Veolia saisisse, en 2006, le Centre régional d’arbitrage international commercial du Caire (CRCICA) pour régler son différend. Il lui faut attendre 2010 pour que la condamnation rendue par ce centre, ordonnant au gouvernorat de dédommager Veolia à hauteur de 8 millions d’euros, soit exécutée. Sauf que Veolia ne reçoit que 5 millions, les autorités locales ayant appliqué à Onyx depuis plusieurs années des pénalités pour travail non réalisé.

Effectivement, la situation sur le terrain se dégrade. Constatant que dans certaines rues la collecte n’est pas faite, qu’une statue n’a pas été nettoyée, le gouvernorat est en droit d’appliquer automatiquement des pénalités. « Les ordures s’accumulent un peu partout à Alexandrie, surtout dans les ruelles. Il y a un retard dans les horaires de ramassage des ordures et les véhicules de collecte ne respectent plus les horaires. De plus, le nombre de bennes à ordures mises en place par la compagnie n’est pas du tout suffisant », déclare en 2009, dans l’hebdomadaire égyptien « Al Ahram », Mohamed Al Sissi, membre du conseil municipal d’Alexandrie. Le gouvernorat menace même de rappeler les Zabbalines à la rescousse. Si les déchets s’entassent dans les rues, la faute en incomberait d’abord, selon Veolia, aux vols de bennes à ordures commis par ces anciens chiffonniers, qui recyclent le plastique des couvercles et des roues. Si le temps de vie d’un conteneur à ordures est de sept ans dans une ville comme Paris, il dépasse rarement... six mois à Alexandrie. Pour qu’un service de collecte soit au point, encore faut-il que la population soit sensibilisée et qu’elle change ses habitudes pour avoir une rue propre, libre de tout détritus. En clair, qu’elle mette ses déchets dans les poubelles plutôt qu’à côté et, de préférence, avant que le camion de ramassage ne passe. La situation est telle que le gouvernorat, comme Onyx, créent des brigades volantes motorisées, le premier pour constater le travail non fait, la seconde pour vérifier la véracité des accusations. Ubuesque.

Dans l’impasse, Veolia se tourne alors vers le Gafi, un organisme étatique égyptien chargé du développement et de la protection des investissements étrangers. En vain. En 2010, le Gafi se déclare incompétent.

L’idée de recourir à un tribunal d’arbitrage international commence à germer. Après une nouvelle augmentation, en 2008, des salaires des fonctionnaires, le « printemps arabe » qui éclate en février 2011 complique encore la donne. Constatant l’absence de tout paiement du gouvernorat début 2011, Veolia résilie son contrat pour défaut de paiement, comme celui-ci l’autorisait à le faire. La résiliation est effective dès septembre. Veolia reste sur place jusqu’en octobre, le temps de licencier les salariés, de revendre son matériel et ses camions.

Estimant son préjudice à quelque 140 millions d’euros, Veolia franchit le Rubicon et porte l’affaire devant un tribunal d’arbitrage du Cirdi, un organisme dépendant de la Banque mondiale. Pour motiver sa demande, il invoque le traité bilatéral signé en 1974 entre la France et l’Egypte. Le dossier est dûment enregistré en juin 2012. L’Egypte conteste la légitimité d’une telle procédure, considérant qu’elle n’a aucunement violé les règles de ce traité. Pour Le Caire, cette affaire relève du simple litige commercial et doit être jugée sur place.

Après des mois de négociations, un tribunal de trois arbitres est constitué en février 2013. Veolia nomme Klaus Sachs, avocat allemand, tandis que l’Egypte fait appel aux services de Zachary Douglas, un Australien. La présidence du tribunal, choisie par le Cirdi, revient au juge somalien Abdulqawi Ahmed Yusuf. Pour les conseiller, les deux protagonistes s’entourent d’avocats. Veolia s’octroie les services du cabinet américain King & Spalding. Pour l’Egypte, le français Joubin-Bret et l’américain Mayer Brown sont aux manettes.

S’ensuivent de long mois d’enquête, d’échanges de mémoires, de visites sur le terrain, d’interrogations d’acteurs du dossier, de recherche de témoins. Un véritable travail de fourmi pour être le plus précis possible. « Si les tribunaux d’arbitrage coûtent cher, ils donnent lieu à un travail extrêmement fouillé, précis et documenté. Les arbitres internationaux sont bien plus disponibles pour juger ces affaires par rapport à des juges locaux, souvent débordés. En outre, les audiences sont bien plus longues. Vous ne disposez pas d’une heure mais de plusieurs jours », témoigne Pierre Mayer, arbitre indépendant qui a ouvert son propre cabinet l’an dernier à Paris. Si ce dernier admet une certaine confidentialité qui a le don d’alimenter, chez certaines ONG, la théorie du complot, les choses évoluent. Les arbitrages opérés sous l’égide des Nations unies seront plus transparents grâce à la convention de Maurice, signée en mars 2015. « Certaines audiences des tribunaux du Cirdi sont enregistrées ou même ouvertes au public », explique encore Pierre Mayer. Ce n’est pas le cas de l’affaire Veolia-Alexandrie. En ce qui la concerne, tout au plus sait-on que l’audience débute le 21 novembre prochain. Veolia et Alexandrie n’en auront pas pour autant soldé leur différend. Considérant qu’Onyx a filé à l’anglaise en 2011, Alexandrie a, à son tour, décidé cette année de l’assigner devant le CRCICA pour rupture abusive de son contrat. Une seconde procédure qui ne fait que commencer.

source: Les Echos