« Le moratoire de Québec était légitime », dit le Centre québécois en droit de l’environnement

Le Devoir | 12 août 2017

« Le moratoire de Québec était légitime », dit le Centre québécois en droit de l’environnement

par Sarah R. Champagne

Québec était en droit d’instituer un moratoire sur la fracturation hydraulique et Ottawa ne devrait pas compenser Lone Pine. C’est du moins l’argumentaire du Centre québécois en droit de l’environnement (CQDE), qui vient de demander à intervenir dans cette poursuite.

La compagnie Lone Pine Resources, constituée en personne morale au Delaware et opérant aussi au Canada, détient des intérêts dans Junex. Le moratoire sur la fracturation hydraulique, adopté par Québec en 2011, a eu pour conséquence de révoquer le permis d’exploration de gaz naturel détenu par Junex. Peu après, en 2012, Lone Pine réclame 150 millions de dollars canadiens à Ottawa, invoquant le chapitre XI de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA).

Le CQDE a demandé vendredi le statut d’intervenant devant le tribunal d’arbitrage de ce traité. En plus du versement financier, le Centre craint qu’une défaite n’entame les volontés futures de la province : « Elle risquerait de rendre les gouvernements encore moins disposés à adopter des mesures environnementales légitimes, car ils pourraient devoir dédommager les investisseurs étrangers », a indiqué au Devoir sa directrice générale, Karine Péloffy.

À l’heure où Ottawa s’apprête à négocier le renouvellement de ce traité, le Canada doit prouver devant le tribunal d’arbitrage de l’ALENA que cette loi était non discriminatoire envers Lone Pine.

Lone Pine estime avoir été flouée par le gouvernement libéral, qui a adopté une loi limitant l’exploration gazière sous le fleuve Saint-Laurent en 2011, décrite comme « arbitraire, injuste et inéquitable, fondée sur des motifs politiques et populistes et non pour de véritables motifs environnementaux ».

Le CQDE insistera quant à lui sur le principe de précaution qui guide le régime québécois en matière d’environnement : « C’est un principe qui est bien établi en droit international et nous sommes l’un des États à l’avoir vraiment adopté », expose Mme Péloffy. Il s’agit de pouvoir protéger l’environnement en cas d’incertitude ou d’absence de consensus scientifique.

« Racheter ses ressources »

L’adoption de la Loi limitant les activités pétrolières et gazières n’était ni un caprice ni soudaine, contrairement à ce que plaide Lone Pine, disent donc en coeur le CQDE et le Canada. Neuf entreprises, toutes canadiennes, se partageaient à l’époque trente et un permis d’exploration.

L’exploration des hydrocarbures était déjà encadrée par plusieurs lois au Québec. Le moratoire sur la fracturation hydraulique a été imposé après avoir consacré des « ressources considérables à documenter et évaluer les impacts environnementaux et socio-économiques de l’industrie du gaz de schiste », notamment une étude environnementale stratégique, précise le Canada.

La compensation envers ces compagnies n’était ni obligatoire ni offerte, malgré l’appel à les indemniser de Lucien Bouchard, alors porte-parole de l’Association pétrolière et gazière du Québec.

Le montant réclamé correspond, selon Lone Pine, aux investissements réalisés, ainsi qu’aux profits qu’elle s’estimait en droit d’attendre. La loi a révoqué un seul des cinq permis de recherche de Junex, les quatre autres n’étant pas sous le fleuve Saint-Laurent.

Un permis qui constituait un « billet de loterie » et non pas une garantie de profits, précise Karine Péloffy, du CQDE. « Nous n’aurons pas les moyens collectivement de racheter des droits sur des ressources que nous souhaitons ne pas exploiter, surtout s’il faut se mettre à compenser des profits hypothétiques, qui n’étaient pas en soi une certitude », dit-elle.

Un chapitre à réviser ?

La demande d’intervenir du CQDE survient en outre dans le contexte d’une renégociation imminente de l’ALENA, qui débutera mercredi. Le chapitre XI, qui permet à Lone Pine de poursuivre le Canada, fait déjà l’objet de débats acrimonieux. Ce chapitre du traité prévoit en fait que les trois pays doivent fournir un « climat d’investissement prévisible et fondé sur des règles », indique Affaires mondiales Canada. Il explique notamment les procédures de règlement des différends, dont ce tribunal d’arbitrage.

« Cette poursuite est assez importante, car elle cherche à changer les réglementations québécoises sur le fleuve Saint-Laurent. Je doute que le chapitre XI soit dans l’intérêt du Canada », reconnaît l’avocat Lawrence Herman.

Ce spécialiste du droit commercial international a observé une multiplication des plaintes contre le Canada par des investisseurs privés, surtout américains.

Le chapitre XI a en effet été utilisé surtout contre le Canada depuis l’entrée en vigueur du traité, note M. Herman. Des propos corroborés par la compilation récente du chercheur Scott Sinclair, du Centre canadien de politiques alternatives, qui a recensé 39 poursuites intentées par des entreprises étrangères contre le Canada, soit près de la moitié du total de 84 poursuites contre les 3 pays membres de l’ALENA. Sur ces 39 recours, près de 60 % concernaient des réglementations environnementales.

Le pays a ainsi dû débourser 215 millions de dollars en dédommagements dans huit causes qu’il a perdues. « Les compagnies américaines lancent beaucoup plus de poursuites judiciaires que leurs homologues canadiennes. Elles ont peut-être plus d’argent », suggère-t-il, ajoutant que le « litige » est plus commun pour ces compagnies.

L’avocat veut tout de même rassurer : « Les tribunaux d’arbitrage se sont finalement montrés conservateurs dans l’interprétation. Il y a une tendance à appuyer les lois d’un État prises pour protéger l’environnement ou répondre à des besoins publics, surtout si ces lois sont basées sur une analyse profonde et complète. »

Il reste que le modèle de règlement des différends sera au coeur des enjeux de la renégociation de l’ALENA, dit Annie Lespérance, une avocate spécialisée en arbitrage international. À ce titre, le cas de Lone Pine apparaît emblématique des tensions entre les intérêts privés et l’intérêt public, un « débat très délicat en arbitrage ».

source: Le Devoir