Le Bahreïn est reconnu coupable d’expropriation indirecte pour la mise sous administration de la Future Bank, contrôlée par l’Iran

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IISD | 4 juillet 2022

Le Bahreïn est reconnu coupable d’expropriation indirecte pour la mise sous administration de la Future Bank, contrôlée par l’Iran

par Sanchit Suri

Bank Melli Iran et Bank Saderat Iran c. Bahreïn, Affaire CPA n° 2017-25

Un tribunal a accordé à Bank Melli Iran et Bank Saderat Iran (collectivement, « les demandeurs ») la somme de 243 millions EUR dans leur recours investisseur-État contre le Royaume du Bahreïn (« le Bahreïn »).

Selon le tribunal, le Bahreïn a violé ses obligations contre l’expropriation abusive au titre de l’article 6 de l’Accord de promotion et de protection réciproques des investissements entre le Gouvernement de la République islamique d’Iran et le Gouvernement du Royaume du Bahreïn, daté du 19 octobre 2002 (« le TBI »). Conformément au TBI, l’arbitrage a été mené au titre du règlement d’arbitrage de la CNUDCI de 1976, sous les auspices de la Cour permanente d’arbitrage sur accord mutuel des parties.

Le contexte

En l’espèce, l’investissement portait sur les parts détenues par les demandeurs dans Future Bank. Celle-ci a été établie au Bahreïn en 2004, par les demandeurs et un co-investisseur. La banque a opéré en générant des profits jusqu’au 30 avril 2015, lorsqu’elle a été placée sous administration judiciaire par la Banque centrale du Bahreïn (BCB).

Le modèle commercial de la Future Bank impliquait d’importantes transactions avec des entreprises iraniennes, notamment par le biais des demandeurs. Cet aspect est au cœur de la controverse politique entourant l’affaire. Dès juillet 2006, la communauté internationale a commencé à exprimer ses inquiétudes quant au programme nucléaire de l’Iran. Au cours des années suivantes, plusieurs trains de sanctions furent imposés à l’Iran et aux entreprises iraniennes par les Nations Unies, l’UE et les États-Unis, notamment à l’encontre des demandeurs eux-mêmes, donnant lieu à un bras de fer prolongé entre la BCB et Future Bank. Entre 2006 et 2013, la BCB a produit plusieurs rapports pointant du doigt les lacunes dans les pratiques de Future Bank et dans son respect des lois, notamment s’agissant des transactions impliquant des entités sous le coup des sanctions internationales.

Le 30 avril 2015, le Comité de gestion des crises de la BCB s’est réuni et a décidé de mettre Future Bank sous administration. Le même jour, la BCB prit le contrôle de Future Bank en prenant possession de ses locaux avec l’aide du personnel de sécurité du ministère de l’Intérieur, et en expulsant les dirigeants de la banque des locaux. Finalement, le 22 décembre 2016, la BCB décida de liquider Future Bank. Le 8 février 2017, les demandeurs lancèrent l’arbitrage au titre du TBI.

Les objections liminaires

Le Bahreïn argua que Future Bank avait mené des activités illégales dans le cadre de ses opérations, de manière systématique, notamment le non-respect des sanctions et règles internationales relatives au blanchiment d’argent et au financement du terrorisme. Selon le Bahreïn, ces éléments entrainaient l’absence de compétence et l’irrecevabilité des recours.

La compétence

Le tribunal n’était pas d’accord avec le Bahreïn sur la compétence. L’objection du Bahreïn reposait sur le libellé du TBI qui indique qu’un « investissement » est « tout type d’actif investi […] conformément aux lois et règlements de [l’État d’accueil] » (italique ajoutée). Toutefois, le tribunal considéra que le sens ordinaire de cette phrase exigeait seulement que les investissements soient réalisés conformément aux lois locales. Si l’illégalité survenant dans la réalisation d’un investissement placerait ce dernier en dehors de la compétence du tribunal, ce n’est pas le cas des activités illégales réalisées postérieurement. Puisque les allégations d’illégalité du Bahreïn ne concernaient que la conduite de Future Bank après son établissement, le tribunal considéra que sa compétence n’était pas remise en cause.

La recevabilité

En revanche, le tribunal conclut que les activités illégales menées après la réalisation d’un investissement pouvaient affecter la recevabilité. Il nota que les tribunaux internationaux avaient le devoir de condamner une partie ayant violé l’ordre public international en lui refusant toute forme d’assistance par le processus arbitral. Le tribunal observa que rien n’indiquait que ce devoir se limitait aux illégalités commises au moment de réaliser l’investissement.

Le tribunal reconnu toutefois que l’irrecevabilité était une sanction sévère. Il conclut donc que l’illégalité devait premièrement être grave et généralisée, et deuxièmement, qu’elle devait être étroitement liée aux recours pour les rendre irrecevables. En analysant les faits à la lumière de ces deux critères, le tribunal conclut que les recours ne pouvaient être considérés comme irrecevables. Certaines des observations réalisées dans le cadre de cette évaluation sont notables :

  1. Le tribunal remarqua que dans un secteur aussi complexe et réglementé que celui de la banque, certaines violations ne manqueront pas de se produire. Aussi, mêmes des violations graves n’entraineraient pas nécessairement l’irrecevabilité, si elles ne sont pas fréquentes et si elles sont solutionnées de manière proactive.
  2. Le tribunal s’est demandé si la conduite illégale des investisseurs violait une règle fondamentale du droit, et en tint compte. À cet égard, le tribunal considéra que seules les sanctions adoptées par le Conseil de sécurité des Nations Unies constituaient des règles fondamentales du droit international, contrairement aux sanctions adoptées par les États-Unis ou l’UE, qui sous-tendaient les objectifs politiques d’États spécifiques.
  3. Le tribunal examina également la gravité de chacune des illégalités alléguées. Il fit par exemple une distinction entre les violations moindres (comme le fait d’accepter le remboursement de prêts de la part d’entités sous le coup de sanctions), et les violations plus graves, comme le fait de fournir de nouveaux financements.

Au final, le tribunal conclut que même si Future Bank avait commis certaines illégalités, celles-ci n’étaient pas systématiques et graves. Par ailleurs, et dans tous les cas, les recours des demandeurs ne découlaient pas de transactions entachées par ces activités illégales.

L’expropriation

L’article 6(1) du TBI interdit l’expropriation abusive d’investissements, en précisant que « les investissements […] ne seront pas nationalisés, confisqués, expropriés, ou soumis à des mesures similaires par [l’État d’accueil] sauf ces mesures [sic] sont prises à des fins de politique publique, conformément à la procédure régulière, de manière non discriminatoire et effective, et une réparation appropriée est envisagée ». Le tribunal considéra que la décision de la BCB de mettre Future Bank sous administration suspendait l’exercice par les demandeurs des droits découlant de leurs parts dans la banque, qui constituaient sans aucun doute des intérêts patrimoniaux. La décision pouvait donc être qualifiée d’expropriation.

Dans le même temps, le tribunal reconnut que la décision de la BCB ne serait pas qualifiée d’expropriation si l’on considérait qu’elle relevait des pouvoirs réglementaires et politiques du Bahreïn. Sur ce point, le tribunal nota les éléments suivants :

  1. L’analyse de l’exception fondée sur les pouvoirs réglementaires ou politiques est particulièrement importante dans les industries réglementées telles que le secteur bancaire.
  2. Le tribunal doit faire preuve d’une certaine déférence à l’égard d’organes réglementaires spécialisés tels que la BCB. Des erreurs ou inefficacités authentiques d’un régulateur ne sauraient constituer une expropriation.
  3. Cela étant dit, la gravité et la multiplicité des erreurs du régulateur peuvent remettre en question l’intention réelle des mesures contestées.

S’agissant des faits, le témoin du Bahreïn lui-même avait admis que la loi bahreïnie exigeait un examen approfondi avant la mise sous administration d’une banque. Si la BCB avait suivi cette règle, elle disposerait d’un dossier documentaire extensif sur les raisons de sa décision contre Future Bank. Toutefois, le tribunal observa que le Bahreïn n’avait produit que le procès-verbal de la réunion du Comité de gestion des crises de la BCB, et seulement après y avoir été contraint. Il n’existait guère de preuves non plus indiquant que la BCB avait discuté des violations alléguées de Future Bank en interne ou avec Future Bank elle-même avant l’adoption des mesures contestées.

D’un autre côté, le tribunal considéra comme important le fait que quelques semaines avant la mise sous administration de Future Bank par le Bahreïn, l’Iran avait convenu avec les États-Unis, la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, la Russie et la Chine de limiter son programme nucléaire dans le but d’obtenir la levée partielle des sanctions. L’Arabie saoudite se serait fermement opposée à cet accord et aurait cherché à faire pression sur plusieurs États pour qu’ils coupent les ponts avec l’Iran. Le Bahreïn entretiendrait des liens étroits avec l’Arabie saoudite, dont il serait économiquement dépendant. Par ailleurs, le tribunal remarqua qu’une autre entreprise iranienne, Iran Insurance Company, fut placée sous administration le même jour que Future Bank. Le tribunal considéra ce fait comme une forte preuve circonstancielle que les mesures contestées de la BCB étaient motivées par la rétribution politique.

Le tribunal conclut donc que la mise sous administration et la liquidation de Future Bank n’étaient pas des mesures réglementaires de bonne foi et constituaient une expropriation indirecte des intérêts patrimoniaux des demandeurs dans Future Bank. Puisque le tribunal avait conclu que les mesures n’étaient pas de bonne foi et que, de toute évidence, aucune réparation n’avait été offerte aux demandeurs, il conclut que l’expropriation violait l’article 6 du TBI.

Les autres violations du traité

Les demandeurs alléguaient également d’autres violations des normes de protection juridique intégrale et de non-discrimination au titre de l’article 4 du TBI, ainsi qu’au titre de l’article 5, qui incluait un traitement plus favorable que celui auquel les investisseurs avaient droit au titre du droit municipal ou international. Toutefois, le tribunal observa que les faits sous-tendant ces recours étaient les mêmes que ceux sous-tendant le recours en expropriation. Il détermina donc qu’il n’était pas nécessaire d’analyser d’autres recours dans l’intérêt de l’économie de procédure.

La réparation

La double réparation

Le Bahreïn argua auprès du tribunal que les dommages-intérêts accordés aux demandeurs devaient être réduits de la valeur qu’ils recevraient de la liquidation de Future Bank. Le tribunal n’en tint toutefois pas compte. Il tint plutôt compte de la déclaration réalisée par l’expert des demandeurs selon laquelle les demandeurs ne chercheront pas à obtenir une double réparation et déduiront des dommages-intérêts leur étant dû au titre de la sentence toutes recettes obtenues de la liquidation.
L’évaluation fondée sur les revenus n’est pas appropriée

Les parties n’étaient pas d’accord quant à la meilleure méthode d’évaluation de la juste valeur du marché de Future Bank. Les demandeurs plaidèrent pour une évaluation plus élevée découlant d’une méthode basée sur les revenus et sur le marché. Le tribunal reconnut qu’en général, la méthode fondée sur les revenus reflétait le plus fidèlement la juste valeur du marché d’une entreprise en activité et rentable telle que Future Bank. Cela étant dit, l’évaluation fondée sur les revenus exige que Future Bank reste tout aussi rentable à l’avenir, ce que le tribunal considéra comme spéculatif, pour deux raisons :

  1. Dans son analyse de l’objection à la recevabilité, le tribunal avait conclu que Future Bank avait commis certaines violations des lois et règlements applicables, ce qui créait un risque réglementaire significatif pour les revenus de Future Bank.
  2. Le fait que le modèle commercial de Future Bank reposait principalement sur ses transactions avec des entités iraniennes était incontesté. Future Bank avait fait l’objet d’une pression croissante de la part de la BCB pour réduire son exposition à ses actionnaires et plus généralement à l’Iran.

Le tribunal rejeta donc la méthode fondée sur les revenus ou le marché, et accorda des dommages-intérêts basés sur l’évaluation des actifs et des dettes de Future Bank à la date de sa mise sous administration.

Cette décision conclut ainsi cette procédure prolongée d’arbitrage qui, bien qu’ayant débuté le 8 février 2017, n’a donné lieu à une sentence que le 9 novembre 2021.

Auteur

Sanchit Suri est juriste à Singularity Legal. Son expérience inclut la représentation de clients dans des arbitrages internationaux au titre de divers règlements, tels que le SIAC, le DIAC et le JAMS, et dans des litiges auprès des tribunaux d’Inde, de Singapour et du Royaume-Uni.

Les opinions exprimées dans le présent article sont celles de l’auteur et ne représentent pas les opinions de Singularity Legal.

Remarques : le tribunal était composé de la professeure Gabrielle Kaufmann-Kohler (présidente), du professeur Bernard Hanotiau, et de l’Hon. Lord Collins de Mapesbury. Les demandeurs avaient initialement nommé le professeur Emmanuel Gaillard, tandis que le défendeur avait nommé Lord Collins. Le Secrétaire-général de la CPA nomma les deux arbitres, et le professeur Rudolf Dolzer en tant que président. Toutefois, les professeurs Gaillard et Dolzer sont malheureusement décédés au cours de la procédure. Il a fallu organiser de nouvelles audiences dans l’arbitrage. La décision est disponible sur https://www.italaw.com/cases/5168

source: IISD