Des traités commerciaux à tout-va

CNCD 11.11.11 | 16 novembre 2017

Des traités commerciaux à tout-va

par JEAN-FRANÇOIS POLLET

Imagine demain le monde - Au-delà du CETA, signé en octobre 2017 par l’Union européenne et le Canada et très médiatisé, l’Europe négocie une kyrielle de traités commerciaux à travers toute la planète. Avec des effets peu réjouissants, au Nord comme au Sud. Tour d’horizon de ces accords bilatéraux mal connus et discutés en coulisses.

On a beaucoup parlé du CETA et du TTIP, mais ils sont loin d’être les seuls. L’Europe est en train de négocier des accords de commerce avec la planète entière, à l’exception de la Russie et de quelques anciennes républiques soviétiques. « Nous vivons aujourd’hui les suites d’une véritable offensive commerciale lancée par la Commission européenne en 2006, constate Marc Maes, chargé d’études à la coalition d’ONG 11.11.11, afin de poursuivre le travail engagé par l’Organisation mondiale du commerce (OMC). »

L’OMC fut créée en 1995, au sein des Nations unies, pour encourager le commerce international par l’élaboration de règles qui s’appliquent à l’ensemble des pays de la communauté internationale.

NOUVELLE GÉNÉRATION DE TRAITÉS

La « mondialisation » voulue par l’OMC est un succès. En dix ans, le volume des échanges internationaux de marchandises double, passe de 5,1 à 10,5 milliards d’euros entre 1995 et 2005. « Au tournant du millénaire, poursuit Marc Maes, les pays industrialisés proposent de libéraliser les services, les marchés publics et d’organiser la protection des investissements. Les pays en développement n’ont pas suivi, car ils étaient soucieux de protéger certains secteurs stratégiques comme l’agriculture qui fait vivre la majorité de leur population. Les négociations multilatérales conduites par l’OMC ont donc connu un coup d’arrêt. Ce qui a poussé la Commission européenne à engager des négociations bilatérales pays par pays ou par groupes de pays, d’où une explosion fantastique du nombre de traités en discussion. » La Commission européenne prend langue avec la plupart les régions du monde : l’Asean qui regroupe les pays d’Asie du Sud-Est, le Mercosur et la Communauté andine en Amérique du Sud, ainsi que cinq groupes des anciens pays d’Afrique, Caraïbes, Pacifique (voir encadré ci-dessous). La Commission cherche également à se rapprocher de pays industrialisés comme le Japon, les USA et le Canada. « Les traités négociés par la Commission sont qualifiés de ’nouvelle génération’, précise Lora Verheecke, chargée de recherche à Corporate Europe, un observatoire des lobbies à Bruxelles. Ils comprennent deux innovations : un chapitre sur la protection des investissements qui institue les cours d’arbitrage, et un chapitre sur les services, dont le champ d’application est réglé par des listes négatives. »

Les tribunaux d’arbitrage visent à protéger les investisseurs qui peuvent y recourir lorsqu’ils sont injustement spoliés de leurs biens, en cas d’expropriation abusive, par exemple. Ceux-ci font l’objet nombreuses critiques, car ils permettent également aux entreprises de réclamer aux Etats des indemnités pour des « bénéfices attendus mais non obtenus ».

C’est à ce titre, par exemple, que le cigarettier Philip Morris s’est permis de réclamer 25 millions de dollars à l’Uruguay en compensation des pertes causées par la réglementation nationale antitabac. Même si l’entreprise a été définitivement déboutée en juillet dernier, les recours de firmes privées contre des politiques publiques ont tendance à se multiplier. « Les arbitres et les avocats qui travaillent pour ces tribunaux sont payés à l’heure, dénonce Lora Verheecke. Ils ont tout intérêt à donner raison, au moins dans un premier temps, aux entreprises, pour les revoir par la suite et alimenter de longues procédures d’arbitrage. »

La seconde nouveauté de ces traités, la liste négative, est propre au fonctionnement de l’Union européenne. La liste négative signifie qu’un secteur visé par ledit traité est libéralisé dans sa totalité, à l’exception des réserves ex- plicitement émises par les Etats membres.

Ce système a été mis en place pour permettre à la Commission de négocier des secteurs qui sortent normalement de sa compétence, comme la sécurité sociale ou les services po taux. La Commission négocie donc des traités libéralisant de vastes domaines d’activités, les listes négatives, que les Etats membres peuvent retirer du traité au moment de le signer. Encore faut-il que ceux-ci y pensent. Ainsi, c’est un tel oubli, volontaire ou non, de la part de la Belgique qui a cabré la Région wallonne lorsqu’elle a refusé, en octobre dernier, de signer le Ceta, qui lie les pays de l’Union européenne au Canada.

« Le Ceta ouvre à la concurrence tous les services couverts par la sécurité sociale, reprend Lora Verheecke. Lorsqu’on lui a demandé de signer l’accord, la Wallonie s’est rendu compte que la Belgique n’avait pas protégé sa sécurité sociale, alors que l’Allemagne l’avait entièrement retirée de l’accord. »

LE PROCESSUS PATINE

Après son coup de force, la Wallonie a obtenu que les soins aux personnes âgées et les mutuelles soient retirés de l’accord, sans cependant parvenir à protéger aussi largement la sécurité sociale que ne l’a fait l’Allemagne. « Cela aurait impliqué de rouvrir la totalité des négociations, et cela, la Commission l’a refusé, regrette la chercheuse. Par ailleurs, ces traités posent le problème de leur irréversibilité. Une fois un secteur d’activité ouvert à la concurrence, il est pratiquement impossible de revenir dessus, car l’opération est juridiquement très difficile et économiquement ruineuse. Imaginez un gouvernement européen qui privatise son chemin de fer, le gouvernement suivant ne pourra pas renationaliser le rail sans engager d’énormes dépenses. »

Ratifié en février dernier, le Ceta est pratiquement le seul traité bilatéral ambitieux que la Commission soit parvenue à conclure à ce jour. « La grande offensive de 2006 n’a pas abouti à grand-chose, reprend Marc Maes. Quatre accords négociés avec la Malaisie, le Maroc, la Thaïlande et l’Inde sont suspendus, chaque fois pour des raisons différentes. L’accord conclu avec le bloc Equateur-Pérou- Colombie attend la ratification de trois parte-naires européens (Wallonie, Grèce et Autriche). Pratiquement aucun accord avec les anciens pays d’Afrique-Caraïbe-Pacifique, n’a abouti. La Commission brandit le CETA comme l’accord parfait, le gold standard, qu’elle va étendre à tous ses partenaires. Mais rien ne dit qu’elle y arrivera. » Trop ambitieux, négociés lors de tractations opaques, souvent désastreux pour les populations fragiles du Nord et du Sud, les accords tendus par l’Europe cabrent la plupart de ses partenaires. Beaucoup estiment que l’Organisation mondiale du commerce a réalisé le gros du travail, la planète est devenue « un village global » et il n’est pas nécessaire d’aller plus loin. En outre, ces nouveaux accords bilatéraux ne créent pas forcément de richesses nouvelles, par contre ils mettent à mal les souverainetés nationales au moment où les pays du Sud cherchent à réaliser de nouveaux objectifs comme l’accès de tous et l’amélioration du bien-être des populations.

« On voit maintenant des pays faire marche arrière et se désengager d’accords déjà conclus, observe Lora Verheecke. L’Inde s’est retirée de l’accord bilatéral qui la liait aux Pays-Bas. L’Equateur vient de signer les décrets pour sor- tir des accords de commerce conclus avec plusieurs pays dont la France. La Bolivie, l’Afrique du Sud, l’Indonésie sont en train de revoir leur manière de faire du commerce. Un mouvement semble s’être enclenché dans le Sud qui s’interroge sur les coûts que leur occasionne l’ouverture incontrôlée de leur marché. »

Il reste à l’Europe de se rapprocher d’autres pays développés. Les négociations du TTIP avec les Etats-Unis sont à l’arrêt depuis l’élection de Donald Trump. « Elles devraient reprendre en novembre, reprend la chercheuse, après les élec- tions législatives allemandes. Même dans les pays riches les accords de commerce sont mal vus par l’opinion publique et la Commission européenne préfère poursuivre les négociations en dehors des échéances électorales. »

LES APE, L’IMPOSSIBLE ACCORD

En 1975, une décennie après la vague des décolonisations, l’Union européenne signe la Convention de Lomé avec 46 pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP). La Convention représente le plus vaste accord de coopération jamais conclu dans le monde. Elle règle également le commerce entre partenaires autour de l’idée des préférences généralisées, une disposition qui accorde systématiquement les droits de douane les plus favorables aux produits venus des pays ACP.

Vingt ans plus tard, la création de l’OMC contraint l’Europe à accorder des droits identiques à tous les pays en développement. La Convention de Lomé devient caduque. La Commission propose alors aux anciens pays ACP (qui sont entre temps passés au nombre de 79) de se regrouper en 6 zones économiques (quatre africaines, une caraïbe et une pacifique) et de signer des accords commerciaux, les APE, Accords de partenariat économique. « La Commission a reçu pour cela le mandat de négociation le plus ambitieux qu’elle ait jamais reçu pour des négociations bilatérales, précise Marc Maes. Les négociations comprenaient la libéralisation du commerce des marchandises, des services, des marchés publics et la protection des investissements. C’était bien au-delà du champ que les pays ACP étaient prêts à accepter. »

Résultat, 16 ans après le début des négociations, une seule région a conclu un accord complet, les Caraïbes, en 2008. En Afrique, le Nigéria bloque à l’Ouest, la Tanzanie à l’Est et le Mozambique dans la partie australe. Dans les deux dernières régions, la Commission a arraché des accords partiels avec le Cameroun, la Nouvelle-Guinée et les Fidji. « Ces accords sont limités aux marchandises, conclut Marc Maes, ce qui en soi représente une victoire pour les pays du Sud qui voulaient protéger leur agriculture et la petite industrie naissante. »