La Bolivie a été jugée coupable de la violation de la norme TJE et de l’interdiction d’adopter des mesures arbitraires lors de la mise en œuvre de la nationalisation du régime des retraites

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IISD | 26 décembre 2022

La Bolivie a été jugée coupable de la violation de la norme TJE et de l’interdiction d’adopter des mesures arbitraires lors de la mise en œuvre de la nationalisation du régime des retraites

par Marina Montero Frasson

 Banco Bilbao Vizcaya Argentaria S.A. c. Bolivie, Affaire CIRDI n° ARB(AF)/18/5

Le contexte

L’affaire concerne un différend lancé contre la Bolivie par Banco Bilbao Vizcaya Argentaria S.A. (« BBVA » ou « le demandeur »), un investisseur espagnol, en raison de problèmes survenus dans le cadre de la nationalisation du régime des retraites et subis par la filiale du demandeur, Previsión BBVA – AFP S.A. (« BBVA Previsión »).

En 1996, la Bolivie a remodelé son régime des retraites afin de permettre que les fonds de retraite soient gérés par des entreprises privées, les AFP. En 1997, BBVA a remporté l’appel d’offres pour agir en tant qu’AFP et BBVA Previsión a été créée à cette fin.

Cependant, par le biais d’une réforme constitutionnelle intervenue en février 2009, la Bolivie a nationalisé les services de gestion des retraites. En 2010, la Bolivie et BBVA ont commencé à négocier les termes du processus de transition des services. Au cours de ces négociations, des divergences sont apparues concernant la responsabilité des AFP vis-à-vis du paiement de la dette. Alors que BBVA soutenait que la Bolivie conditionnait son départ du pays au paiement de la dette, le défendeur affirmait qu’il n’exigeait que la régularisation des processus de recouvrement des cotisations dues, dans le cadre desquels BBVA avait agi avec négligence.

Dans le contexte du processus de transition, le processus de transfert d’informations (2017- 2019) a également été contentieux. BBVA a fait valoir qu’il avait été chaotique et désordonné en raison des actes du gouvernement bolivien. Le défendeur a déclaré qu’il avait exécuté le processus conformément aux meilleures pratiques, et que toute complication s’expliquait par la nature complexe de ce processus et par le fait que le demandeur l’avait intentionnellement et continuellement entravé.

BBVA a également fait valoir que « l’exode du personnel » provoqué par le processus avait sérieusement compromis sa capacité à poursuivre ses activités. Enfin, le demandeur s’est plaint de la surveillance accrue de BBVA par la Bolivie, notamment par le biais de processus d’inspection et de sanctions. Cette série d’événements a conduit BBVA à soumettre le présent arbitrage.

Le différend

BBVA affirmait que (i) du fait de la Bolivie, il y avait des irrégularités dans le processus de transition ; (ii) il existait une incertitude juridique autour du transfert du régime ; et (iii) elle était victime d’une campagne de harcèlement de la part de la Bolivie. Aussi, BBVA soutenait que la Bolivie avait violé la norme de traitement juste et équitable (« TJE ») et l’interdiction d’adopter des mesures arbitraires.

Quant à elle, la Bolivie a tout d’abord contesté la compétence du tribunal. Le pays défendeur a fait valoir que le contrat de prestation de services (« le contrat de services »), signé par les parties dans le cadre des activités relatives au régime des retraites, comportait une clause d’élection de for. La Bolivie alléguait que cette clause interdisait aux parties de soumettre à l’arbitrage des questions liées aux normes impératives et aux pouvoirs de supervision, de réglementation et de contrôle de l’autorité locale en matière de retraites.

Le tribunal a rejeté l’objection de la Bolivie sur la compétence et, sur le fond, a conclu que la Bolivie avait violé la norme TJE et l’interdiction d’adopter des mesures arbitraires. BBVA s’est vu attribuer 94,8 millions USD en dommages-intérêts.

L’arbitrage a été mené en vertu de l’Accord sur la promotion et la protection réciproques des investissements entre le Royaume d’Espagne et la République de Bolivie (« TBI Bolivie-Espagne » ou « TBI »), entré en vigueur le 9 juillet 2002, et du Règlement du Mécanisme supplémentaire du CIRDI (« Règlement du Mécanisme du CIRDI »).

L’analyse du tribunal

La compétence

Le tribunal a rejeté l’objection de la Bolivie à sa compétence. La Bolivie arguait que l’article 30 du contrat de services contenait une renonciation contractuelle à l’arbitrage des questions en discussion dans cet arbitrage. Toutefois, le tribunal a estimé que (i) les conditions d’une renonciation expresse à l’arbitrage en vertu du TBI n’étaient pas remplies et que (ii) le recours était fondamentalement basé sur le TBI et non sur le contrat de services.

Selon le tribunal, les clauses de l’élection du for dans les contrats entre les États d’accueil et les investisseurs doivent être formulées en termes clairs et spécifiques. Ce n’est qu’à cette condition qu’elles constituent une renonciation valide à la compétence accordée par le TBI.

L’article 30 du contrat de services ne faisait donc pas expressément référence au TBI ou aux droits conférés à l’investisseur en vertu du TBI. Le tribunal a également considéré qu’il n’était pas possible de déduire une référence implicite au TBI car le contrat de services a été signé six ans avant l’entrée en vigueur du TBI. En outre, une interprétation exhaustive de l’article 30 a conduit le tribunal à conclure que la disposition constituait uniquement une renonciation à l’arbitrage national.

En outre, puisqu’il n’était pas contesté que les recours de BBVA découlent du TBI et non du contrat de services, le tribunal a considéré que la clause contractuelle d’élection de for n’était pas pertinente pour déterminer sa compétence.

L’interprétation de la norme TJE

Lorsqu’il a interprété l’article 3(1)(2) du TBI, le tribunal a remarqué que la norme TJE ne faisait pas référence au droit international coutumier. Le tribunal est donc convenu avec le demandeur que le TJE était une norme autonome, différente de la norme minimale de traitement.

Il a considéré que la norme TJE imposait à la Bolivie l’obligation de se comporter « de manière raisonnable, cohérente et sans ambiguïté », « garantie par un cadre juridique sûr et prévisible pour l’investisseur », « sans caractère arbitraire » ou « harcèlement ».

Quant à l’interdiction des mesures arbitraires ou discriminatoires, l’analyse du tribunal s’est limitée au caractère arbitraire de la conduite, et il a adopté la définition du caractère arbitraire donnée par la CIJ : « une violation intentionnelle de l’application régulière du droit, un acte qui choque, ou au moins qui surprend la bienséance juridique ».

L’application de la norme TJE

Le tribunal a analysé les trois comportements de la Bolivie que BBVA considérait comme étant en violation de la norme TJE, à savoir : (a) les reports dans la mise en œuvre de la nationalisation du service de gestion des retraites ; (b) la conduite « chaotique » du processus de transfert du service au gestionnaire ; et (c) la création de contingences économiques pour neutraliser le paiement de l’indemnisation due à l’investisseur en raison de la nationalisation.

– Les reports

Le tribunal considéra que l’obligation pour BBVA de continuer à fournir le service dans le cadre d’un régime transitoire était raisonnable, pour autant qu’elle ait été menée dans un cadre juridique clair, prévisible et transparent. Toutefois, le tribunal a estimé que ces critères n’étaient pas remplis, car il ne serait pas raisonnable ou proportionnel de soumettre l’investisseur à une période de transition aussi longue que la période d’investissement elle-même. L’élément principal de tout régime transitoire – le caractère transitoire – était absent. Selon le tribunal, les effets négatifs subis par l’investisseur étaient manifestes. Il a même reconnu que le demandeur avait été pris en « otage » par la Bolivie. Le tribunal conclut qu’en ne parvenant pas à mettre en œuvre le processus de nationalisation dans un délai raisonnable, la Bolivie n’avait pas respecté la norme TJE.

– Le processus de transfert du service

BBVA soutenait que le processus de transfert était arbitraire, incohérent et peu transparent. Le tribunal a estimé que la Bolivie n’avait violé la norme TJE que dans le cadre du processus de migration des informations. Il a compris qu’en émettant des résolutions contradictoires en 2019, la Bolivie n’avait pas fourni un cadre juridique stable dans le cadre de ce processus. La Bolivie a ainsi soumis l’investisseur à l’effet des « montagnes russes » évoqué par le tribunal de l’affaire PSEG c. Turquie. Quant à l’augmentation des inspections, le tribunal a estimé qu’il ne lui appartenait pas de déterminer le degré de supervision et d’inspection approprié par l’État d’accueil, ni si ces pouvoirs avaient été exercés dans le respect de la procédure régulière. Dans son raisonnement, il a tenu compte du fait que le pouvoir de supervision de la Bolivie existait depuis le début de l’investissement et que BBVA n’avait jamais remis en question la légalité des décrets fixant l’augmentation des inspections auprès de la juridiction bolivienne. Le tribunal a estimé que BBVA n’avait pas démontré les effets négatifs dans les activités de l’AFP découlant de la nomination d’un représentant au comité d’investissement et du recrutement de personnel clé par la Bolivie. Ce dernier point a même été considéré comme une conséquence naturelle du processus de nationalisation.

– Les contingences économiques

S’agissant des dettes, le tribunal a convenu avec BBVA que le fait de conditionner la sortie de l’investisseur au paiement des dettes était arbitraire, violant ainsi l’interdiction des mesures arbitraires. En ce qui concerne les sanctions imposées en raison des obligations coupons détachés, le tribunal a considéré qu’il s’agissait d’incitations claires justifiant la décision de BBVA Previsión de payer un prix plus élevé pour ces obligations. Le tribunal a néanmoins estimé que le recours était prématuré car la sanction n’était pas encore définitive.

Le raisonnement du tribunal sur l’indemnisation et l’évaluation

Le tribunal a estimé la réparation due à BBVA en (a) établissant la modalité de la réparation qui était due ; (b) en déterminant la date d’évaluation ; (c) en déterminant la méthode d’évaluation ; (d) en analysant les points controversés formulés par les experts ; (e) en évaluant l’investissement de BBVA ; (f) et en abordant la question du paiement d’intérêts.

La modalité de réparation

Le tribunal a estimé que l’indemnisation était la modalité de réparation la plus appropriée et la plus efficace. La norme d’indemnisation adoptée par le tribunal était la juste valeur marchande, qui excluait les prix ne reflétant pas le principe du vendeur consentant, ainsi que les ventes forcées, conformément à la décision du tribunal irano-américain des réclamations dans l’affaire Vease Starret Housing c. Iran.

La date d’évaluation

Le tribunal a adopté la date d’évaluation proposée par le demandeur, à savoir le 30 septembre 2020. La juste valeur marchande de la participation de BBVA dans BBVA Previsión a été calculée en prenant comme scénario imaginaire la publication de la loi de nationalisation avec ses changements réglementaires, mais en supposant que l’État prendrait effectivement en charge le service. Pour le tribunal, il était incontestable que la valeur de BBVA Previsión avait augmenté de manière significative depuis l’adoption de la loi de nationalisation. Par conséquent, le tribunal a accepté de prendre une date proche de la sentence comme date d’évaluation.

La méthode d’évaluation

Le tribunal a adopté la méthode de l’actualisation des flux de trésorerie pour calculer la juste valeur marchande.

Les points controversés formulés par les experts

La Bolivie avait trois catégories d’objections aux analyses des experts des demandeurs : (i) l’hypothèse selon laquelle il n’y aurait pas de concurrence sur le marché de la gestion des retraites ; (ii) les hypothèses liées au modèle de l’actualisation des flux de trésorerie ; et (iii) l’évaluation, qui ne tenait pas compte de l’impact des passifs éventuels auxquels BBVA Previsión était confrontée.

Première objection – le tribunal a considéré que l’analyse de la Bolivie était spéculative et ne contenait pas d’impact modélisé, adoptant par conséquent le modèle de BBVA qui projetait une opération future avec un seul concurrent.

Deuxième objection – le tribunal a adopté la projection des contributeurs présentée par la Bolivie, qui était fondée sur la croissance démographique. Il s’est également rangé à l’avis du défendeur s’agissant du taux d’actualisation. En revanche, le tribunal a adopté les prévisions de BBVA en matière de taux de change, pour la période de projection proposée, ainsi que pour le taux de croissance proposé pour la valeur finale de BBVA Previsión.

Troisième objection – le tribunal a décidé que l’indemnisation de BBVA ne serait pas affectée par ces éventualités, puisque l’exigence concernant la dette était une violation du TBI et que la sanction restante était un passif éventuel.

L’évaluation de l’investissement

En appliquant la méthode des flux de trésorerie libres par action, le tribunal a conclu que la juste valeur marchande de BBVA Previsión était de 118,6 millions USD, ce qui signifie que l’indemnisation due au demandeur (80 % des actions) correspondait à 94,8 millions USD. Le tribunal a également décidé qu’un taux d’intérêt composé serait ajouté à l’indemnisation pour garantir une réparation intégrale. Par conséquent, la Bolivie a été condamnée à payer à BBVA des intérêts à compter du 1er octobre 2020 au taux de 6,36 %, capitalisés annuellement jusqu’à la date du paiement effectif. Enfin, l’indemnisation sera exempte de tout impôt en Bolivie.

Conclusion

L’affaire BBVA montre que les interprétations par les tribunaux de la norme TJE peuvent conduire à un examen approfondi de l’exercice des pouvoirs réglementaires dans des domaines réglementaires complexes tels que les services financiers. En outre, il s’agit d’une autre affaire dans laquelle l’utilisation de la méthode de l’actualisation des flux de trésorerie a conduit à l’attribution d’un montant de dommages-intérêts significatif.

Remarque : le tribunal était composé de Stanimir A. Alexandrov, bulgare, en tant que Président, de Valeria Galíndez, argentine et brésilienne, nommée par l’investisseur, et de Yves Derains, français, nommé par la Bolivie.

Auteure : Marina Montero Frasson est titulaire d’une licence en droit commercial international et droit des investissements de l’Université d’Amsterdam, et travaille en tant que spécialiste de la législation sur la durabilité dans une société transnationale.

Notes

[1] Elettronica Sicula S.P.A. (ELSI), arrêt, C.I.J. Recueil 1989, p. 15, para. 128.

[2] PSEG Global Inc. et Konya Ilgin Elektrik Üretim ve Ticaret Limited Sirketi c. République de Turquie, affaire CIRDI n° ARB/02/5.

[3] Starrett Housing Corporation, Starrett Systems, Inc. et autres c. le Gouvernement de la République islamique d‘Iran, Bank Markazi Iran et autres, affaire IUSCT n° 24, para. 18 et 277.

source: IISD