Europe : la peur des tribunaux d’arbitrage

All the versions of this article: [English] [français]

Le Monde | 13.01.2015

Europe : la peur des tribunaux d’arbitrage

Par Cécile Ducourtieux (Bruxelles, bureau européen)

145 000 réponses contre sur un total de 150 000… La consultation lancée par la Commission européenne au printemps 2014 sur les arbitrages d’investissement, et dont elle n’a rendu les conclusions que mardi 13 janvier, a livré un résultat sans nuances : l’opinion publique, aujourd’hui, n’en veut pas. « Cela montre clairement qu’il existe un considérable scepticisme à l’égard de ce mécanisme », a reconnu Cécilia Malmström, la commissaire au commerce qui a fait le déplacement à Strasbourg, au Parlement européen – plutôt très négatif lui aussi sur les tribunaux d’arbitrage, lundi, pour présenter la consultation.

L’arbitrage d’investissement est un mécanisme qui permet à une entreprise de recourir à un tribunal privé, « neutre », pour attaquer un Etat quand elle estime que son investissement a été lésé. Tous les accords bilatéraux d’investissement entre pays ou presque donnent la possibilité de recourir à cette justice, jugée très protectrice pour les entreprises. Mais depuis que la Commission européenne a annoncé qu’elle prévoyait d’inclure ces tribunaux d’arbitrages (ISDS pour Investment State Dispute Settlement), dans le traité transatlantique, un accord totalement hors norme et d’une portée géopolitique considérable – qu’elle a commencé avec les Etats-Unis, l’inquiétude est montée d’un cran.

ONG, eurodéputés et simples citoyens s’inquiètent de la capacité des Etats à réglementer. Des cas récents les ont alertés : ainsi du cigarettier Philip Morris qui a attaqué l’Australie juste après que son gouvernement a adopté une loi exigeant la neutralité des paquets de cigarettes, en 2011. L’affaire n’a toujours pas été jugée.

Parmi les réponses à la consultation, même les participants appartenant aux milieux d’affaires, s’ils ne sont pas hostiles au principe de l’arbitrage, s’inquiètent que l’Union européenne n’« abaisse le niveau de protection des investisseurs ». D’autres redoutent que le mécanisme d’arbitrage reste « une prérogative des très grandes entreprises », car il sera difficile pour les petits investisseurs privés d’y recourir, en raison « de son coût et de sa complexité ».

Les Européens doivent se mettre d’accords

Consciente que l’ISDS présente des failles et qu’il faut l’améliorer, la Commission a esquissé quatre pistes de travail, mardi à Strasbourg. Garantir le droit des pays à réguler, mieux coordonner les justices nationales et ces tribunaux privés, mieux réguler le fonctionnement de ces arbitrages – vérifier que les arbitres sont effectivement indépendants. Et enfin, la nécessité de mettre en place un véritable appel des décisions de ces tribunaux – pour l’instant, c’est quasiment impossible.

Cécilia Malmström a été très claire, mardi : « Nous devons mener une discussion franche et ouverte sur la protection des investissements et le règlement des différents dans le cadre du partenariat transatlantique avec les gouvernements des pays de l’Union européenne, le Parlement européen et la société civile avant d’émettre toute recommandation politique dans ce domaine. Ce sera la première chose à faire après la publication de ce rapport. »

Il faudra que les Européens se mettent d’accord sur le fond dans les prochaines semaines avant de continuer à négocier le traité transatlantique avec les Américains. Maintient-on une procédure d’ISDS dans ce traité ou pas ? Au sein de la Commission, les avis sont partagés. Le président Juncker a publiquement exprimé ses préventions, fin 2014. Les services de l’institution sont plutôt pour, estimant que ces tribunaux restent un très bon moyen de protéger les investissements européens hors de l’Union.

Les eurodéputés sont plutôt réservés, tous partis politiques confondus. Quant aux pays, ils sont aussi partagés. « La France n’a jamais été en faveur de l’intégration d’un ISDS dans le traité transatlantique », affirme au Monde le secrétaire d’Etat au commerce Matthias Fekl. Il doit se rendre dans les jours qui viennent à Berlin pour tenter de trouver un terrain commun avec son homologue allemand. « Si on doit maintenir l’ISDS dans le traité, alors on plaide pour que la désignation des arbitres soit mieux contrôlée, pour que puissent être condamnées les entreprises qui abusent de l’arbitrage », liste M. Fekl. « Pourquoi ne pas réfléchir, aussi, à une obligation de soumettre la décision d’arbitrage – pour validation – à un juge d’une cour nationale ? Ce serait aussi un moyen, pour les Etats, de reprendre la main », juge encore M. le secrétaire d’Etat.

Cécile Ducourtieux (Bruxelles, bureau européen)
Correspondante à Bruxelles

source: Le Monde