Vers un nouveau tribunal d’arbitrage européen pour protéger les investisseurs ?

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Collectif Stop Tafta | 28 juin 2021

Vers un nouveau tribunal d’arbitrage européen pour protéger les investisseurs ?

La Commission européenne prépare une nouvelle directive visant à renforcer le droit des investisseurs et des entreprises multinationales. Elle devrait être rendue publique cet automne. L’ONG Corporate Europe Observatory (CEO) vient de dévoiler un document confidentiel de la Commission qui montre que les protections favorables aux investisseurs pourraient être étendues au détriment du droit à réguler des États en faveur du climat, des salariés ou des consommateurs. Les lobbys économiques sont à la manœuvre pour obtenir une législation à leur convenance. Le collectif Stop CETA-Mercosur appelle à bloquer ce projet.

Depuis des années maintenant, les mobilisations de la société civile contre les tribunaux d’arbitrage (ISDS, etc) à l’occasion de la négociation, signature ou ratification de nouveaux accords de libéralisation du commerce et de l’investissement avec les États-Unis, le Canada, Singapour, le Japon etc ont sapé la légitimité de cette justice parallèle qui offre des privilèges exorbitants aux investisseurs au détriment du droit à réguler des pouvoirs publics. Au point qu’elle est jugée pour partie incompatible avec le droit communautaire lorsqu’il s’agit d’investissements intra-européens.

C’est dans l’optique de remplacer les protections offertes aux investisseurs par les traités bilatéraux existants entre pays européens que la Commission prépare une nouvelle législation. L’objectif est double : désarmer les critiques envers ces dispositifs de justice parallèle et néanmoins créer une nouvelle cour de justice européenne, compatible avec le droit communautaire, dont le seul but serait de permettre aux investisseurs privés de poursuivre les États et/ou les collectivités territoriales si elles s’estiment lésées par leurs décisions.

Le rapport publié par l’ONG Corporate Europe Observatory, dont un résumé traduit en français est publié ci-dessous, montre comment tous les lobbys économiques se mobilisent pour obtenir une législation la plus favorable pour eux. Les lobbys français comme l’Association française des entreprises privées (AFEP), le lobby du CAC40, exige ainsi une législation rapide. Ce rapport de CEO montre également combien ce projet serait nocif et pourquoi il devrait être bloqué avant qu’il ne voit le jour. Le collectif Stop CETA-Mercosur s’y emploiera avec ses partenaires européens et français.

Traduction du résumé du rapport de Corporate Europe Observatory

À la conquête des tribunaux européens ? Les grandes entreprises font pression en secret pour obtenir de nouveaux privilèges juridiques dans l’UE

Rapport de Corporate Europe Observatory, 28 juin 2021

La Commission européenne prépare actuellement une proposition visant à protéger les investissements transfrontaliers dans l’UE, qui sera publiée à l’automne 2021. Des signes inquiétants indiquent que la nouvelle proposition pourrait inclure de vastes nouveaux privilèges juridiques pour les entreprises - exactement ce que les grandes banques, les cabinets d’avocats et les groupes de pression des grandes entreprises ont poussé à obtenir. En conséquence, un nouveau tribunal européen exclusivement réservé aux entreprises pourrait obliger les gouvernements européens à verser des sommes considérables aux grandes entreprises en compensation des réglementations mises en place pour protéger les travailleurs, les consommateurs et l’environnement. Le risque financier sérieux qu’engendrerait un tel tribunal, à savoir le paiement de dommages et intérêts importants, pourrait finalement dissuader les gouvernements de réglementer dans l’intérêt public.

La campagne actuelle du lobby des entreprises privées en faveur de nouveaux privilèges juridiques a débuté après un arrêt historique de la Cour de justice de l’UE (CJUE) en mars 2018. La cour a mis fin à des dizaines de traités bilatéraux d’investissement (TBI) que les États membres de l’UE avaient signés entre eux. Ces traités permettaient aux investisseurs de contourner les tribunaux nationaux lorsque des décisions étatiques entravaient leurs investissements et de poursuivre les États membres devant des tribunaux arbitrés par trois avocats privés. La CJUE a estimé que ce type de règlement des différends (connu sous le nom de règlement des différends entre investisseurs et États ou ISDS) était illégal, car il court-circuite les tribunaux de l’UE. En conséquence, environ 130 TBI intra-UE sont en cours de résiliation.

L’arrêt de la Cour a provoqué une onde de choc dans le monde des affaires et de la justice, en raison du risque qu’il représentait pour les bénéfices considérables qu’ils avaient tirés des dispositifs ISDS. Les groupes de pression des entreprises se sont rapidement mobilisés et ont commencé à faire pression sur la Commission européenne pour créer un nouveau système de justice parallèle, similaire aux anciens TBI intra-UE, mais compatible avec le droit européen. Le nouveau rapport de CEO dévoile leur campagne de lobbying cachée.

Principales conclusions :

  • En 2019 et 2020, les lobbyistes des entreprises ont tenu au moins une douzaine de réunions avec le département responsable de la Commission européenne, la DG FISMA (Direction générale de la stabilité financière, des services financiers et de l’Union des marchés de capitaux), selon des documents internes publiés via les règles de liberté d’information de l’UE. Les grandes entreprises ont également inondé la Commission de lettres et de documents de synthèse appelant à la création d’un nouveau tribunal des affaires. Lors d’événements très médiatisés, les dirigeants d’entreprise ont répété que la protection juridique des entreprises dans l’UE était désormais insuffisante.
  • Les grandes banques (comme la deuxième banque allemande, Commerzbank), les associations financières (dont la Fédération bancaire européenne et le lobby des actionnaires Deutsches Aktieninstitut) et d’autres groupes de pression notoires des grandes entreprises (comme BusinessEurope et l’Association des grandes entreprises françaises - AFEP) ont été particulièrement actifs dans la campagne de lobbying. Des avocats d’affaires et, plus récemment, des cabinets de conseil en lobbying se sont également engagés.
  • Le message des grandes entreprises et de leurs lobbyistes était toujours le même : la résiliation des TBI intra-UE « laisserait les investisseurs sans protection juridique appropriée » sur le marché intérieur de l’UE (comme l’ont écrit les groupes de pression des entreprises allemandes dans une lettre adressée à la Commission en juin 2019). Cette lettre était suivie d’une menace. « Ce manque de protection pourrait inciter les entreprises de l’UE à investir en dehors de l’UE », ce qui aurait pour effet de « réduire les entrées de capitaux dans l’UE et les recettes fiscales » (prise de position de la Fédération bancaire européenne de juillet 2019). Il est donc impératif que la Commission crée de toute urgence un nouveau cadre juridique pour protéger les sociétés de l’UE.
  • L’affirmation alarmiste de l’industrie selon laquelle la fin des TBI intra-UE laissera les investisseurs sans protection juridique appropriée n’est pas vraiment approprié. Au sein du marché intérieur de l’UE, les investisseurs peuvent compter sur une longue liste de droits et de protections, notamment le droit à la propriété, à la non-discrimination, à être entendu par une autorité, à un recours effectif et à un procès équitable. En outre, le tableau de bord de la justice de l’UE - le principal outil de données utilisé pour surveiller la qualité des systèmes judiciaires de l’UE - ne montre aucune preuve d’abus systématique des investisseurs étrangers dans les États membres de l’UE. Ce manque de preuves signifie qu’il serait très difficile de justifier des protections juridiques spéciales pour les entreprises (par opposition, par exemple, aux journalistes ou aux défenseurs des droits de l’homme).
  • La principale revendication des grandes entreprises est la mise en place d’un nouveau système de règlement des différents entre investisseurs et États au sein de l’UE, qui permette aux entreprises d’éviter les tribunaux nationaux des États membres de l’UE. Diverses options sont proposées, notamment une nouvelle cour européenne d’investissement qui ne serait accessible qu’aux entreprises. Montrant clairement qu’elles s’appuient sur des moyens de pression financière pour effrayer les gouvernements et les amener à se soumettre, les entreprises affirment que seul « le risque de procédures judiciaires incite les États à... engager un dialogue avec les investisseurs » (groupes de pression de l’industrie allemande dans une lettre à la Commission, juin 2019).
  • L’industrie souhaite modifier la législation européenne afin qu’elle reflète les protections substantielles des investisseurs et les méthodes de calcul des dommages disproportionnés qui sont courantes dans le droit international de l’investissement. Des dispositions telles que le traitement juste et équitable devraient être « codifiées, spécifiées et développées » dans la nouvelle législation européenne, selon la Commerzbank et le Deutsches Akieninstitut. Cela risquerait de faire grimper les coûts des réglementations d’intérêt public dans l’UE, ce qui permettrait aux entreprises d’obtenir plus facilement d’importants montants de compensation versés par le trésor public.
  • Un document officieux de la Commission européenne datant de septembre 2020 présente des options inquiétantes tant pour les droits substantiels des investisseurs que pour le nouveau système de règlement des différends entre investisseurs et États au sein de l’UE, notamment la création d’un tribunal spécialisé dans les investissements au niveau de l’UE. La Commission semble également désireuse d’établir de nouveaux privilèges permettant aux entreprises d’intervenir encore plus et encore plus tôt dans les processus politiques.
  • L’introduction de nouvelles normes en matière de droit des investissements et d’un système à l’échelle de l’UE pour les faire appliquer pourrait, en fin de compte, décourager et empêcher les gouvernements de réglementer au nom de l’intérêt général lorsque leurs propositions sont contrées par de puissants acteurs économiques. Et c’est exactement ce que souhaitent les grandes entreprises. Comme l’a clairement indiqué EuroChambres, l’association des chambres de commerce européennes : « Les entreprises ne sont pas contre les mesures qui protègent les intérêts communs qui comptent pour la société dans son ensemble, mais elles ne peuvent pas être préjudiciables aux investissements des entreprises ».
  • Les syndicats, les organisations de consommateurs et les organisations environnementales s’opposent avec véhémence aux nouveaux droits spéciaux accordés aux investisseurs étrangers. Ils affirment que tout déficit de l’État de droit dans l’UE devrait être traité de manière à améliorer l’expérience de tous les citoyens, plutôt qu’en créant des privilèges juridiques supplémentaires pour un petit nombre d’acteurs économiques déjà très puissants et protégés. Ils critiquent également le contraste entre l’approche de la Commission concernant les préoccupations de la société civile et celles des entreprises. Comme l’a fait remarquer la Chambre autrichienne du travail : « Alors que la Commission a longtemps ignoré les demandes des travailleurs de créer des normes sociales minimales pour l’UE... les plaintes concernant le manque de protection des investisseurs, en revanche, ont immédiatement incité la Commission à lancer une consultation sur la question."

Bien qu’ils aient été défaits précédemment, il semble que les super droits des investisseurs ISDS reviennent en force. Si la campagne du lobby des entreprises réussit, un nouveau système de privilèges des entreprises à l’échelle de l’UE pourrait donner un coup de fouet à la stratégie menée de longue date par les grandes entreprises visant à saper la démocratie et à favoriser les profits des entreprises, à un coût substantiel pour les populations. Mais si cette proposition est rejetée, cela pourrait signifier la fin de la possibilité pour les entreprises d’utiliser leur propre système judiciaire parallèle pour poursuivre les gouvernements qui ont l’audace de légiférer dans le cadre de l’intérêt général.