Un système au bord de l’implosion

Gauchebdo | 19 octobre 2017

Un système au bord de l’implosion

par Isolda Agazzi, paru dans Global+, le magazine d’Alliance Sud

Le système de règlement des différends investisseurs-Etats, qui permet aux entreprises d’attaquer les Etats étrangers lorsque ceux-ci prennent des décisions contraires à leurs intérêts, est de plus en plus sollicité. Il est aussi fortement contesté, en particulier au Sud.

Le système de règlement des différends investisseurs – Etats (Investor – State Dispute Settlement, ISDS), mécanisme inclu dans de nombreux traités de libre-échange (TTIP ou CETA par exemple) et de protection des investissements et qui permet aux entreprises d’attaquer un Etat hôte devant un tribunal arbitral international lorsque celui-ci prend une décision contraire à leurs intérêts, explose : depuis le 1er janvier 2016, selon la Conférence des Nations Unies pour le commerce et le développement (CNUCED), 104 nouvelles plaintes ont été déposées par des investisseurs étrangers contre des Etats hôtes, portant le nombre de plaintes connues depuis 1987 à 817. Les multinationales ont obtenu gain de cause dans 60% des cas. Les dommages et intérêts réclamés par les plaignants vont de 10 millions de dollars aux 16.5 milliards de dollars réclamés à la Colombie par la multinationale minière américaine Cosigo Resources.

Les entreprises suisses ne sont pas en reste, les dernières plaintes connues étant celle de Glencore contre la Colombie et la menace de plainte de Novartis contre ce pays. La Suisse occupe même la 11ème place en termes de plaintes basées sur ses accords de protection des investissements (API) : 26 plaintes connues depuis 1987, la Confédération elle-même n’ayant fait l’objet d’aucune plainte.

Pas étonnant, dès lors, que de plus en plus de pays en développement dénoncent leurs API et veuillent en renégocier de plus équilibrés, comme l’ont fait au cours des trois dernières années l’Inde, l’Afrique du Sud, l’Indonésie et l’Equateur avec la Suisse et d’autres pays. L’Inde a toutes les raisons de se faire du souci : jusqu’en 2010 elle n’avait jamais été condamnée par un tribunal arbitral, mais elle fait depuis l’objet d’un nombre croissant de plaintes (22 à ce jour), pour la plupart en cours. L’Afrique du Sud est beaucoup plus prudente : bien qu’elle n’ait subi qu’une seule plainte, retirée par ailleurs, elle a dénoncé tous ses API. Pareil pour l’Indonésie (7 plaintes en tout, dont 2 en cours).

Commission citoyenne en Equateur

L’Equateur est un cas emblématique : il a fait l’objet de 23 plaintes au bas mot, dont beaucoup sont encore en cours. La plupart ont été déposées ces dix dernières années, suite à des expropriations et autres mesures similaires décidées par l’ancien président Rafael Correa dans le secteur des hydrocarbures. L’année passée, Quito a dû payer 980 millions de dollars au pétrolier américain Occidental pour l’annulation d’un contrat pétrolier. Un autre panel arbitral lui a ordonné de payer 380 millions USD au pétrolier ConocoPhilips.

La dénonciation des API fait suite à la recommandation de CAITISA, une commission citoyenne qui, dans un rapport de 668 pages, souligne combien les API ont fait plus de mal que de bien à l’Equateur : bien que ce soit l’un des pays de la région qui en ait signé le plus, il n’a reçu que 0.79% des investissements directs étrangers de la région entre 2001 et 2011. De surcroît, les principaux investisseurs étaient issus de pays – le Brésil, le Mexique et le Panama – avec lesquels il n’a pas d’accords d’investissement. L’Equateur doit encore payer des dommages et intérêts qui représentent 52% de son budget 2017(!).

Droits humains et contre-plainte

« Le modèle d’accord alternatif que nous voulons mettre en place prévoit que les investisseurs aient aussi des obligations contraignantes et pas seulement des droits », souligne Cecilia Olivet, du Transnational Institute, qui a présidé les travaux de CAITISA.

Traditionnellement, les API ne protègent en effet que les droits des investisseurs et pas les droits humains des populations. Une première brèche en faveur du droit à la santé a été ouverte par la sentence de Philip Morris contre l’Uruguay (juillet 2016), où le fabricant suisse de cigarettes a été débouté sur toute la ligne. Une deuxième lueur d’espoir a jailli fin 2016, lorsqu’un tribunal arbitral a débouté Urbaser, une entreprise espagnole gérant la fourniture d’eau et les eaux usées à Buenos Aires et qui avait fait faillite après la crise financière de 2001 – 2002. Les arbitres ont affirmé qu’un investisseur doit respecter aussi les droits humains. Pour la première fois, ils ont aussi accepté le principe de la « contre-plainte » de l’Argentine contre Urbaser pour violation du droit à l’eau de la population. Ils ont considéré que la contre-plainte était recevable car l’API Argentine – Espagne permet aux « deux parties » de porter plainte en cas de différend.

Ce n’est malheureusement pas le cas des API suisses, qui permettent seulement à l’investisseur de porter plainte et non aux deux parties. La mise à jour de ces accords suite à leur dénonciation par l’Inde, l’Afrique du Sud, l’Indonésie et l’Equateur, serait l’occasion d’introduire cette modification, même si celle-ci reste modeste.

Cour internationale d’arbitrage : une fausse bonne idée ?

Pour faire taire les critiques contre l’ISDS, la Commission européenne propose de créer une cour permanente d’arbitrage. Une telle cour représenterait une amélioration par rapport au système actuel. Mais les ONG suivent cette évolution avec scepticisme car elle ne remettrait pas en cause le principe même d’une justice privée au service des multinationales étrangères. Tout comme de nombreuses autres voix critiques, elles préconisent ainsi plutôt une suppression pure et simple de l’ISDS pour rétablir l’autorité des tribunaux nationaux.

source: Gauchebdo