Le Système juridictionnel des investissements mis à l’épreuve

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Les Amis de la Terre | 19 avril 2016

Le Système juridictionnel des investissements mis à l’épreuve

En octobre 2015, la Commissaire européenne pour le Commerce, Cécilia Malmström, a présenté un projet conférant des droits considérables aux investisseurs étrangers dans tous les accords commerciaux à venir de l’Union européenne. Ce projet a été rendu public au moment même où les citoyens s’inquiétaient de plus en plus de l’inclusion du « mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et états » (RDIE ou ISDS en anglais) dans les accords commerciaux de l’Union européenne - Partenariat transatlantique sur le commerce et l’investissement (TTIP ou plus communément TAFTA)
et Accord économique et commercial global (CETA) entre le Canada et l’Union européenne. On a assisté, avec l’application de ce mécanisme dans de nombreux traités internationaux sur le commerce et l’investissement, à une envolée des procédures engagées par les entreprises contre les états qui prennent des mesures règlementaires pour protéger la santé, l’environnement et l’intérêt public.

La Commission a promis que sa nouvelle approche relative à la protection des investissements - fondéesur le projet de « Système juridictionnel des investissements » formulée lors des négociations du TAFTA – « protègerait les droits des gouvernements à promulguer des lois et garantirait que les conflits commerciaux seraient jugés en stricte conformité avec l’Etat de droit ». Par ailleurs, d’autres membres de la Commission ont promis que certains des cas les plus flagrants qui sont devenus emblématiques des torts et injustices du mécanisme RDIE, ne pourraient plus avoir lieu dans le système « réformé ».

Ce rapport a voulu vérifier le bien fondé de ces promesses et a examiné cinq des affaires les plus controversées et emblématiques, engagées avec le mécanisme RDIE, au cours des dernières années.

On compte, parmi ces affaires, les procédures engagées :
• par Philip Morris contre l’Uruguay, portant sur l’introduction d’avertissements illustrés sur les paquets de cigarettes, et sur d’autres mesures de contrôle du tabac, afin de favoriser la santé publique ;
• par TransCanada contre les Etats-Unis, portant sur la décision d’Obama de rejeter l’oléoduc Keystone XL, en vue de respecter les engagements des Etats-Unis de lutter contre les changements climatiques ;
• par Lone Pine contre le Canada, portant sur le moratoire préventif mis en place par le Québec sur la fracturation hydraulique ;
• par Vattenfall contre l’Allemagne, portant sur l’imposition de normes écologiques sur l’utilisation de l’eau dans une centrale thermique au charbon par la ville de Hambourg;
• par Bilcon contre le Canada, portant sur une étude d’évaluation des risques qui a empêché la construction d’une importante carrière et d’un terminal maritime, dans un espace côtier écologiquement sensible.

Nous avons voulu vérifier si de telles affaires pourraient encore se produire dans le cadre du « Système juridictionnel des investissements » et comprendre si ce dernier représente vraiment un changement important par rapport aux injustices actuelles du mécanisme d’arbitrage RDIE ou si, comme de nombreux experts juridiques et porte-paroles de la société civile l’affirment, il ne s’agit pour la Commission européenne que d’un changement d’appellation.

Une analyse attentive de chacun de ces cas controversés montre qu’elles pourraient toutes encore être engagées sous le « Système juridictionnel des investissements », avec de bonnes chances d’obtenir gain de cause. Rien dans la proposition n’empêche les entreprises de contester les décisions des gouvernements de protéger la santé et l’environnement. Et rien n’empêche les arbitres de décider en faveur des entreprises et d’ordonner aux Etats de payer des milliards de compensation avec l’argent des contribuables, pour des mesures légitimes prises par les pouvoirs publics.

En d’autres termes, si on analyse le « Système juridictionnel des investissements », on constate qu’il est incapable d’empêcher qu’une de ces affaires controversées n’ait lieu à nouveau.

En outre, ce rapport a constaté les faits suivants :

1. L’utilisation par la Commission de concepts généraux et vagues comme « caractère
manifestement arbitraire » et « traitement juste et équitable », donne aux entreprises les mêmes possibilités de poursuivre les Etats devant des tribunaux d’arbitrage qu’avec le mécanisme RDIE actuel.

2. Dans le projet de la Commission, nombreux sont les qualificatifs et les restrictions qui
(comme l’affirmation d’un droit des gouvernements à règlementer) sont mal définis et
sujets à interprétation. La charge de la preuve incombe aux gouvernements qui doivent
démontrer que les mesures qu’ils prennent sont « nécessaires » et « non discriminatoires », et qu’ils poursuivent des objectifs « légitimes ». Les entreprises ont, dans chacune des cinq affaires examinées, déjà argué du fait que les règlementations des gouvernements étaient illégitimes, arbitraires, excessives et discriminatoires (même s’il n’y avait pas de discrimination pour des raisons de nationalité). Elles pourraient faire de même avec le « Système juridictionnel des investissements ».

3. Au lieu de limiter ces prétentions inacceptables, le « Système juridictionnel des investissements » ouvre encore plus de possibilités d’arbitrage des conflits, car contrairement aux traités existants, il introduit explicitement la notion d’ « attentes légitimes » des investisseurs. Dans les cinq affaires évoquées, les investisseurs ont soutenu qu’il y avait atteinte à leurs attentes légitimes. Une fois encore, la prétendue restriction dans le nouveau système – comme quoi une attente légitime doit être précédée d’une « représentation spécifique » de l’Etat - est libellée de façon tellement vague que n’importe quelle mesure, action ou même indication verbale faite par un responsable du gouvernement, pourrait, selon l’investisseur, l’avoir incité à procéder à cet investissement ou à le maintenir.

4. Le droit des investisseurs à compensation pour la perte de (futurs) profits est conservé, ce qui renforce la probabilité d’affaires comme celle de TransCanada qui demande la somme exorbitante de 15 milliards de dollars de dédommagements pour la non construction d’un oléoduc. Dans le cadre de ce nouveau système, la seule exception qui empêche de façon spécifique que les investisseurs réclament des compensations – sur des questions relatives aux aides publiques de l’Etat, mais pas sur d’autres mesures prises par les pouvoirs publics – montre qu’il n’y a jamais eu une intention réelle de protéger d’autres mesures règlementaires contre des indemnisations financières écrasantes.

5. Le « Système juridictionnel des investissements » est truffé de qualificatifs mal définis et confère aux entreprises des droits étendus. Leur interprétation dépend toujours d’arbitres intéressés financièrement et qui ne remplissent pas les exigences requises pour des juges publics et indépendants. Ces arbitres seront payés au cas, et les failles des exigences de l’Union européenne concernant les conflits d’intérêts permettront à ce même groupe d’arbitres favorables aux entreprises de continuer à siéger dans les panels d’arbitrage. Des juges européens ont aussi conclu que les propositions du « Système juridictionnel des investissements » ne satisfont pas aux normes minimales requises pour une fonction judiciaire, telles que fixées dans la « Grande Charte européenne des juges » (Magna Carta) ou dans d’autres textes internationaux relatifs à l’indépendance des juges.

Chacune de ces affaires controversées pourrait encore se produire dans le cadre de cette approche prétendument réformée de l’Union européenne. Cela montre que la Commission européenne a été incapable d’écouter les millions de citoyens européens qui exigeaient que soit mis fin aux privilèges injustes des entreprises. Le règlement des différends investisseurs-états, quel que soit le nom qu’on lui donne, est un système anti-démocratique, dangereux, injuste et partial. Il est grand temps que la Commission européenne arrête sa campagne de relations publiques et de changement des appellations, et qu’elle commence à tracer un chemin vers des échanges commerciaux équitables. Pour cela, elle doit abandonner une fois pour toutes, l’arbitrage privé, à commencer par le CETA et le TAFTA, ainsi que dans les autres accords commerciaux de l’Union européenne.

Publié par: Canadian Centre for Policy Alternatives, Corporate Europe Observatory, Friends of the Earth Europe, Forum Umwelt und Entwicklung, Transnational Institute

Le rapport complet en français

Mise à jour en septembre 2016