En finir avec les tribunaux d’arbitrage d’investissement

Alternatives Economiques | 4 décembre 2018

En finir avec les tribunaux d’arbitrage d’investissement

Le 11 décembre prochain à 22 h 30, Arte diffusera « Quand les multinationales attaquent les états », un film documentaire réalisé par Laure Delesalle (enquête de Claire Alet et Cécile Ancieu) sur les tribunaux d’arbitrage d’investissement.

Ce documentaire sera disponible pendant 60 jours sur arte.tv, en partenariat avec Alternatives Economiques. Mais d’ores et déjà, ce film peut être visionné en avant-première dès aujourd’hui via le lien ci dessous.

A l’occasion de cette sortie, nous publions un entretien sur l’arbitrage d’investissement. Ce système qui entrave la capacité des Etats à réguler, commence à être remis en cause. Mais pas en Europe, déplore Mathilde Dupré, Chargée de campagne pour la responsabilité dans les accords commerciaux à l’institut Veblen.

Vous êtes très critique vis-à-vis des tribunaux d’arbitrage d’investissement (ISDS en anglais). Pourquoi ?

Ce mécanisme, prévu par des accords internationaux, permet aux investisseurs étrangers, quand ils considèrent que les décisions des pouvoirs publics nuisent à leurs intérêts, d’attaquer les Etats devant des tribunaux spéciaux, composés d’avocats d’affaires, et d’exiger des compensations financières pour leur manque à gagner, y compris sur des profits futurs. Fin 2017, il avait généré pas moins de 855 plaintes connues et le montant moyen des indemnisations allouées aux investisseurs s’élevait à 454 millions de dollars. Ces poursuites sont alimentées par une véritable industrie de l’arbitrage privé, composée d’arbitres, d’avocats et de fonds d’investissement, qui se rémunèrent en pourcentage des compensations versées par les Etats.

La Commission européenne est en train de préparer une réforme au travers de la création d’une Cour multilatérale d’investissement. Va-t-elle dans le bon sens ?

La découverte par l’opinion européenne de cette justice parallèle d’exception, à l’occasion des négociations du Traité transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP) avec les Etats-Unis, et de l’Accord économique et commercial global (Ceta) avec le Canada, a suscité une forte mobilisation citoyenne. La Commission européenne a été forcée de revoir sa copie, en s’appuyant sur une proposition française. Cependant, le réaménagement proposé dans le cadre du Ceta ne répond que très superficiellement aux critiques exprimées. Il injecte un peu de transparence et crée un mécanisme d’appel, lui aussi arbitral, mais ne remet pas en cause le principe d’une voie de recours réservée aux seuls investisseurs étrangers. Il ne met pas non plus fin au monopole des poursuites par les investisseurs face aux Etats et ne redéfinit pas les règles de protection des investissements à partir desquelles la jurisprudence a contribué à fortement éroder la capacité des Etats à réguler.

Par ailleurs, cette réforme ne vise pas à revisiter les accords passés, mais à continuer de diffuser l’ISDS dans de nouveaux accords, notamment - et c’est inédit - avec des pays développés, comme ceux qui sont en cours d’examen avec le Canada ou Singapour, sans questionner le bien-fondé de cette démarche.

Quant à la création, proposée par la Commission européenne, d’une cour multilatérale d’investissement permanente dont les membres risquent fort d’être les mêmes arbitres qu’aujourd’hui, ce n’est qu’un exercice de relégitimation de l’ISDS qui vise à poursuivre l’extension des droits des investisseurs. Surtout, elle disqualifie les pistes de révision beaucoup plus ambitieuses explorées par d’autres pays tels que l’Inde, l’Afrique du Sud ou la Nouvelle-Zélande.

Que faudrait-il faire pour se prémunir de la menace que peuvent représenter ces tribunaux ?

Le meilleur moyen est de ne pas signer de nouveaux accords et d’y mettre fin dans les anciens. C’est d’ailleurs ce que viennent de faire les Etats-Unis et le Canada, qui avaient pourtant été les premiers pays développés à mettre en place un ISDS entre eux en 1994, dans l’Alena, l’accord de libre-échange nord-américain. Les pays de l’Union européenne ne semblent pas avoir pris la mesure de ce revirement. Faute de réaction politique, la rupture pourrait venir de la Cour de justice de l’Union, qui a déjà invalidé l’ISDS entre la Slovaquie et les Pays-Bas et qui examine la compatibilité de l’ISDS dans le Ceta avec le droit de l’Union.

Propos recueillis par Claire Alet et Yann Mens