Les juges étrangers de la globalisation
L’énergéticien suédois Vattenfalls demande près de cinq milliards d’euros à l’Allemagne

Le Temps | 18 octobre 2016

Les juges étrangers de la globalisation

par Joëlle Kuntz

La fonction régalienne de l’Etat souverain se heurte à la règle internationale du commerce fondée sur le respect de la parole donnée. Et les organes d’arbitrage qui tranchent les litiges ne donnent pas toujours raison aux Etats.

Les parlements de Wallonie et de la Fédération Wallonie-Bruxelles ont voté contre le projet d’accord commercial entre l’Union européenne et le Canada (CETA). Ils bloquent ainsi l’adoption de l’accord qui nécessite l’unanimité des 28. Ils veulent des garanties supplémentaires sur le maintien de leur droit à défendre des normes sociales et environnementales, menacé disent-ils par le pouvoir laissé aux investisseurs.

Le problème, c’est comment régler les différends

Comme les députés allemands au Bundestag, qui n’ont cependant pas été jusqu’à refuser l’accord, ils craignent surtout le mécanisme mis en place pour régler les différends: un investisseur en conflit avec un Etat sur une décision qu’il qualifierait de protectionniste pourrait saisir un tribunal arbitral international alors chargé d’apprécier les torts et de déterminer leur réparation.

Ce tribunal, le ISDS (investor-state dispute settlement), privé et payant, est composé d’un juge nommé par chaque partie et d’un juge neutre. Il n’existe pas de recours contre son verdict. Les centaines de pages du CETA qui tentent de prévoir et d’encadrer toutes les situations possibles afin de créer la confiance n’ont pas suffi: Belges, Allemands, Autrichiens et beaucoup d’Européens en général soupçonnent un déséquilibre entre les libertés accordées aux sociétés transnationales et les prérogatives laissées aux Etats.

La pratique de l’arbitrage en matière d’investissements étrangers est commune. Elle est prévue dans de nombreux traités bilatéraux ou multilatéraux mais elle n’en est pas moins impopulaire.

Le conflit entre Philip Morris et l’Australie laisse des traces

Le conflit qui a opposé Philip Morris au gouvernement australien à propos de la neutralisation des paquets de cigarettes n’en a pas amélioré la réputation. Si l’Australie a finalement réussi à imposer le paquet sans publicité, le tribunal ISDS n’a pas tranché sur le fonds, à savoir si elle était dans son droit pour le faire et si la protection de la santé publique était supérieure au droit de Philip Morris de vendre du tabac comme il l’entend. La question de l’indemnisation reste suspendue, comme l’est celle de la légalité des pratiques anti-tabac dans les traités d’investissements en vigueur.

Même le lobby nucléaire en profite

Dans le même ordre, l’énergéticien suédois Vattenfalls demande près de cinq milliards d’euros à l’Allemagne pour la fermeture de deux centrales nucléaires dans le cadre de la politique énergétique de sortie du nucléaire décidée par Angela Merkel après la catastrophe de Fukushima.

Selon un rapport de 2013 de la Conférence des Nations unies pour le développement, les Etats ont obtenu gain de cause dans 42% des cas d’ISDS, les entreprises dans 31%, les cas restant s’étant conclu à l’amiable.

La fonction régalienne de l’Etat souverain se heurte à la règle internationale du commerce fondée sur le respect de la parole donnée. Quand un conflit est déclaré et la transnationale en appelle à un ISDS, deux des trois juges ayant à statuer sont «étrangers» et celui qui est réputé neutre s’appuie sur une jurisprudence issue de situations le plus souvent étrangères. La Nouvelle-Zélande attend ainsi le dénouement de l’affaire australienne pour savoir si elle introduira ou non le paquet de cigarettes sans marque. L’Uruguay, attaqué pour sa politique sur le tabac par Philip Morris, qui s’appuie sur le traité de libre-échange avec la Suisse, est menacé d’une amende de plus de 20 millions d’euros si au final le tribunal arbitral international donne raison au fabricant contre Sydney. La France, la Grande-Bretagne, l’Irlande attendent aussi.

Peut-être un bien que ce refus du CETA

La libre circulation des capitaux a un prix politique sur lequel les citoyens ont à se prononcer. On ne sait pas encore si les Wallons maintiendront leur refus du CETA ni si celui-ci est amendable. Son échec enterrerait les chances d’un futur accord transatlantique entre l’Union européenne et les Etats-Unis. Il affaiblirait sans doute la position diplomatique de Bruxelles comme puissance négociatrice mais il débarrasserait l’Union d’une controverse qui contribue à l’insécurité et au renforcement, partout, des nationalismes.

source: Le Temps