Vers une nouvelle justice d’exception pour les entreprises européennes ?
photo: Friends of the Earth Europe

Alternatives Economiques | 19 août 2021

Vers une nouvelle justice d’exception pour les entreprises européennes ?

par Mathilde Dupré

Les lobbies s’activent pour réinstaurer des mécanismes de justice privée leur permettant d’attaquer les Etats membres en cas de décision nuisant à leurs intérêts. Un principe pourtant invalidé par la justice européenne en 2018.

En mars 2018, la Cour de Justice de l’Union européenne rendait un arrêt historique, dans lequel elle déclarait illégaux plus d’une centaine d’accords de protection des investissements noués entre les pays membres de l’UE. Plus question pour les investisseurs européens d’utiliser à l’avenir ces accords pour attaquer les Etats membres quand ils considèrent que leurs décisions nuisent à leurs intérêts, à travers un système de justice privée, rendue par des avocats d’affaires : le fameux mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et Etats (ISDS en anglais).

Dans le petit monde de l’arbitrage d’investissement, cette décision a eu l’effet d’un séisme. Elle donnait raison à la Commission européenne qui plaidait de longue date pour la fin de l’arbitrage d’investissement intra-européen, considérant que ce mécanisme court-circuitait les tribunaux de l’UE. Du côté de la société civile, cet arrêt était aussi largement salué. La fin des accords de protection intra-européens devrait permettre de redonner des marges de manœuvre bienvenues aux Etats pour qu’ils puissent conduire les réformes urgentes dont nos sociétés ont besoin pour répondre efficacement à la crise écologique, sans craindre de couteuses procédures et des compensations financières calculées de façon très favorable pour les investisseurs.

Enfin, cette décision, espérait-on, pourrait marquer un tournant et encourager l’UE à faire évoluer son approche en matière de protection des investissements. Avec pour objectif de rééquilibrer les droits et les devoirs qui incombent aux investisseurs et mieux protéger les droits des communautés affectées par les activités de certaines entreprises multinationales. Pour cela, il faudrait mettre fin aux autres accords bilatéraux de protection des investissements existants avec des pays non européens et cesser d’en conclure de nouveaux.

Rien n’est pourtant moins sûr.

Les lobbies contre-attaquent

Certes, les Etats membres de l’UE ont pris acte de l’arrêt de la CJUE dans des déclarations publiées en janvier 2019. 23 d’entre eux ont signé un accord pour mettre fin à environ 130 traités de protection des investissements (TBI). Mais de fortes divisions subsistent entre eux au sujet de la portée de cette décision sur les différends intra-européens entre investisseurs et Etats fondés sur le traité plurilatéral de la Charte de l’Energie, qui a été jusqu’à présent l’accord international le plus invoqué.

Surtout, le débat reste ouvert pour savoir si les accords d’investissement dénoncés devraient être remplacés par un nouveau dispositif ou si le droit de l’Union est suffisant en la matière.

Lors d’un évènement organisé par le Medef et l’AFEP, en octobre 2019, la position de la Commission européenne semblait tranchée. Au Directeur juridique de Véolia, Éric Haza, qui déclarait « j’aime les traités de protection des investissements » et indiquait qu’il suffisait parfois de brandir la menace d’un arbitrage pour obtenir gain de cause dans la négociation avec les Etats, le Directeur Général de la DG FISMA [1], Olivier Guersent, répondait « J’aime les cours, j’aime les juges (…) ».

Ce dernier soulignait notamment l’inéquité de l’arbitrage d’investissement pour les investisseurs nationaux et déplorait « une forme de suspicion à l’égard du système judiciaire et juridictionnel » de certains Etats membres.

Mais l’affaire n’allait pas en rester là, comme semblait le suggérer déjà Nikos Lavranos, de la fédération européenne pour l’arbitrage et le droit de l’investissement (EFILA) : celui-ci concluait qu’il y avait aussi une rupture d’égalité avec les investisseurs issus des pays tiers de l’UE. Et que, de toute façon, les investisseurs structureraient leurs activités de façon à pouvoir utiliser des TBI plus avantageux tels que ceux conclus entre les Etats membres et la Suisse.

Le vent semble avoir effectivement tourné. Sous la pression des investisseurs et de plusieurs Etats membres, notamment du Luxembourg et du Portugal, l’UE cherche désormais à inventer un nouveau dispositif visant à redonner aux investisseurs étrangers intra-européens les privilèges dont ils disposaient à travers ces traités. La consultation que la Commission européenne a lancé pendant l’été 2020 pour préparer des propositions dans ce sens dans laquelle semble déjà souscrire aux revendications des organisations d’entreprises qui demandent une plus grande protection des investisseurs.

Vers une Cour européenne d’investissement ?

Dans un rapport publié fin juin, l’ONG européenne Corporate Europe Observatory met en lumière l’intense campagne de lobbying menée par les multinationales européennes pour maintenir ces privilèges et convaincre l’UE de créer une nouvelle cour spéciale d’investissement. S’appuyant sur des documents obtenus grâce aux règles de liberté d’information de l’UE, l’ONG révèle qu’entre 2019 et 2020, au moins une douzaine de réunions ont été organisées par les entreprises et leurs groupes de lobby avec la DG FISMA, en charge du dossier, sans compter les nombreuses lettres et autres évènements publics visant à déplorer le déficit de protection des entreprises dans l’UE.

Parmi les acteurs les plus actifs figurent de grandes banques (comme la Commerzbank, deuxième banque d’Allemagne), des associations financières (dont la Fédération bancaire européenne et le lobby des actionnaires Deutsches Aktieninstitut) et des organisations patronales (comme BusinessEurope et l’AFEP, l’Association française des grandes entreprises).

Les arguments invoqués sont assez classiques. « Ce manque de protection peut inciter les entreprises de l’UE à investir en dehors de l’UE », ce qui aurait pour effet de « réduire les entrées de capitaux dans l’UE et les recettes fiscales », mentionne ainsi le document de position de la Fédération bancaire européenne de juillet 2019. Et les demandes se font très pressantes. Le Deutsche Aktieninstitut et l’AFEP écrivaient par exemple en novembre 2019 :

« Les entreprises de l’UE demandent que la [...] Commission européenne dépose une série d’initiatives législatives afin d’établir un cadre rénové et harmonisé à l’échelle de l’UE pour la protection des investissements directs intra-UE en 2020 ou 2021 au plus tard. »

Selon l’analyse réalisée par CEO, la plupart des lobbies incitent à la création d’une nouvelle Cour européenne d’investissement. D’autres voix, comme celles d’EDF et Veolia, prônent plutôt le prolongement d’un mécanisme plus ad hoc de type ISDS. En outre, la plupart des acteurs, à l’instar de Veolia, se prononcent contre la possibilité pour d’autres parties prenantes (ONG, syndicats, communautés affectées...) de participer aux procédures de différends entre les investisseurs et les Etats.

Une initiative de la Commission est annoncée pour l’automne 2021. Elle pourrait être construite sur trois piliers : la définition de nouveaux droits pour les investisseurs intra-européens, un mécanisme de mise en œuvre et de contrôle et la promotion des investissements au sein des 27. Mais rien n’est encore tranché, d’autant que les Etats membres ne semblent pas tous partager ses vues et plusieurs insistent sur la qualité du cadre de protection actuel.

Les discussions à venir s’avèreront donc cruciales pour maintenir la fin du régime de justice d’exception dont disposaient les investisseurs intra-européens. Et la première urgence est de garantir la transparence de ce débat pour éviter que les Etats membres ne donnent suite à ces propositions incompatibles avec la protection de l’intérêt général.


Footnotes:

[1Direction générale de la stabilité financière, des services financiers et de l’Union des marchés de capitaux.