Traité de la charte sur l’énergie : une réforme qui stagne, une angoisse qui monte

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Investigate Europe | 14 décembre 2021

Traité de la charte sur l’énergie : une réforme qui stagne, une angoisse qui monte

par Maxence Peigné, Harald Schumann and Nico Schmidt

Les négociations pour moderniser le Traité de la charte sur l’énergie (TCE) trainent en longueur et les gouvernements Européens perdent patience. Après deux ans de discussion, aucun calendrier n’a été décidé pour réformer cet accord, qui permet aux plus gros émetteurs de gaz à effet de serre de se retourner contre les États aux vertes ambitions.

D’ici 2050, l’Europe va devoir réduire drastiquement les émissions. Mais le très discret Traité de la charte sur l’énergie (TCE) pourrait lui mettre des bâtons dans les roues et empêcher l’Union européenne et ses États membres, d’atteindre leurs objectifs climatiques. Continuer à lire "TCE : Cet obscur traité qui menace les objectifs climatiques européens"

Huit rounds de modernisation n’auront accouché de rien de concret et pendant ce temps-là les investisseurs peuvent continuer à poursuivre les gouvernements quand leurs politiques menacent leurs activités. Certains pays sont déjà englués dans des affaires liées à l’arrêt du charbon ou des forages pétroliers en mer.

Alors que la conférence du TCE se tient les 14 et 15 décembre 2021, l’angoisse monte dans les délégations européennes. Plusieurs États membres envisagent de se retirer, car ce texte pourrait bien faire capoter les objectifs climatiques de l’Union et permettre à des investisseurs étrangers de s’octroyer des milliards d’euros d’argent public.

Bien que la Cour européenne de justice ait statué que le TCE était incompatible avec le droit communautaire, les États membres pourraient tout de même être poursuivis dans un futur proche. Les sociétés, les institutions d’arbitrage et les universitaires s’attendent à peu de changements, car les procédures pourraient se déplacer à l’étranger.

Dans le cadre de notre enquête précédente, nous avons découvert que dans ¾ des cas où le texte était brandi, il s’agissait de sociétés européennes attaquant des États membres. Rien qu’en Europe, le TCE protège près de 344,6 milliards d’euros d’intérêts liés aux énergies fossiles. Avec des sommes d’argent titanesques en jeu, on a souvent considéré que le TCE “menaçait les ambitions climatiques de l’UE” : l’Union vise la neutralité carbone pour 2050.

La Commission européenne nous a confirmé qu’il faudrait encore travailler en 2022 : un sommet se tiendra en juin dans le but d’arriver à un compromis. Mais dans le secret de leurs alcôves, certains gouvernements n’y croient plus : leur espoir est freiné par des concertations au point mort et par le pouvoir limité des juges de l’Union Européenne.

Frustrations et craintes de blocage

Investigate Europe a eu accès à une série de câbles diplomatiques émanant du Conseil de l’Union Européenne. La réforme du TCE y est souvent à l’agenda. Ces notes confidentielles, écrites en octobre et novembre 2021, montrent de la frustration et des craintes de blocage. Voici ce qu’on peut y lire.

L’issue du huitième cycle de modernisation fut assez décevante, pour la Commission. Le procédé est laborieux et pourrait prendre des années, aucune deadline n’est en vue.

La Pologne, la France, l’Espagne, la Lettonie, la Hongrie et Chypre demandent toutes une évaluation juridique sur un retrait collectif du traité, mais la Commission y voit une situation périlleuse car le document pourrait être ensuite utilisé au tribunal.

Les Français.e.s font pression pour que l’option du retrait reste sur la table et ont peu d’espoir en les négotiations. Ils et elles estiment impossible qu’elles se terminent à la mi 2022. Paris et Madrid demandent également à obtenir une date pour cesser les discussions, si celles-ci continuaient de s’enliser.

L’Allemagne s’inquiète de ce que les pistes actuelles de réforme s’écartent de la position initiale de l’UE.

Pour arriver à un retrait collectif, il faut d’abord obtenir une majorité qualifiée (55% des États membres représentant au minimum 65% de la population), mais Bruxelles appréhende les conséquences d’un vote non unanime au Conseil.

“Les chances d’arriver à un accord acceptable sont très minces”.

L’unanimité, c’est aussi ce que doivent obtenir tous les signataires du TCE pour modifier les règles existantes. La plupart des 54 parties prenantes sont européennes et asiatiques. Elles comptent notamment l’Union européenne et ses États membres, à l’exception de l’Italie. Quand le pacte a été scellé, en 1994, il avait pour objectif d’intégrer le secteur energétique de l’ex Union Soviétique tout en protégeant les investissements occidentaux. Et pourtant, aujourd’hui, les intérêts entre Est et Ouest sont diamétralement opposés.

Trois pommes de discorde s’opposent toujours à un consensus. D’abord, l’activité économique qui fixe les sources énergétiques nécessitant protection. Ensuite, les mécanismes d’arbitrage et les juridictions des tribunaux. Enfin, le « transit » : à savoir l’application du TCE à des pays où l’énergie passe sans s’arrêter. Une pipeline, par exemple, qui traverse un pays n’étant ni producteur ni acheteur. Un casse-tête.

« Les progrès dans ces négociations sont très limités”, se plaint un diplomate polonais. “De nombreux pays considèrent que les chances d’arriver à un accord acceptable sont très minces”. Ce haut fonctionnaire, qui a préféré garder l’anonymat, ajoute que la Pologne s’inquiète que de longues années séparent le compromis et son application, faisant traîner le statu quo encore longtemps.

« Cela fait déjà deux ans, il va falloir passer à la vitesse supérieure”, regrette un conseiller en énergies d’un autre État membre. “Il va falloir un declencheur politique dans les mois à venir afin de cloturer les choses l’année prochaine”. Ce délégué souligne aussi une divergence importante : “L’UE est arrivée avec l’exigence de laisser tomber les énergies fossiles, mais de nombreux États traînent des pieds parce que ce sont des producteurs d’hydrocarbures”.

La Commission européenne a lancé le processus de modernisation du TCE en 2018, inquiète du nombre de procès grandissant sur son territoire. Bruxelles avait pour objectif de réaffirmer la primauté du droit communautaire et de promouvoir les accords de Paris. Dans ce but, les Européen.ne.s ont rédigé une première proposition, dont l’idée principale était de cesser progressivement la protection de nouveaux investissements polluants.

Mais les négociateurs.trices extra-européen.ne.s l’ont tou.te.s rejetté. Une deuxième option a donc été trouvée par le comité de modernisation du TCE, un groupe composé de l’Autriche, la Suisse, le Luxembourg, le Japon et l’Azerbaïdjan. Il s’agit d’une solution “flexible”, ou « à tiroirs », qui ferait varier le champs d’application du traité suivant les pays. Plus clairement : les pays Européens pourraient cesser de protéger les intérêts liés aux énergies fossiles, et les autres continuer de le faire. “Le texte initial de la Commission n’a eu aucun soutien, donc la solution à tiroirs, maintenant, c’est ça ou rien”, résume le conseiller en énergies.

L’Union Européenne, isolée

Des documents que nous nous sommes procurés montrent que la Commission manque cruellement d’appuis en dehors de ses frontières. Le Royaume-Uni et la Suisse ne sont pas des partenaires fiables et le Japon s’oppose frontalement à ses idées. Avec le Kazakhstan, Tokyo a écarté d’un revers de main la possibilité d’éliminer progressivement les énergies fossiles. La délégation japonaise a même refusé de mentionner les Accords de Paris dans le communiqué clôturant le huitième cycle de modernisation. L’Azerbaïdjan ne s’est pas montré plus conciliante en rejettant toute référence au droit du travail dans les négociations.

« Nous comprenons que nous devons nous adapter à la neutralité carbone”, a indiqué un représentant asiatique du TCE. “Seulement, nous devons bien prendre en compte la réalité de l’approvisionnement : nous ignorons quand les énergies fossiles pourront être retirées du Traité”.

Pour défendre leurs intérêts, certains pays ont déjà décidé de se retirer du TCE : la Russie en 2009, l’Italie en 2016 et l’Australie en 2021. Néanmoins, ils peuvent toujours être poursuivis à cause d’une “clause fantôme”, qui permet de protéger les infrastructures existantes sur 20 ans après le retrait. Il serait tentant pour l’UE de suivre l’exemple de l’Italie, mais la perspective d’une épée de Damoclès pesant pendant deux décennies au dessus de sa tête la fait hésiter.

L’Italie est toujours engluée dans un long procès contre la société britannique Rockhopper qui réclame 240 millions d’euros de compensation, suite à une interdiction de forage en mer Adriatique. Ailleurs en Europe, les Pays-Bas ont été traînés devant les tribunaux par deux firmes allemandes, après avoir décidé de fermer leurs centrales à charbon. Uniper réclame un milliard d’euros, et RWA nous a confirmé demander 1,4 milliards d’euros.

Pour éviter de pareilles épreuves, l’Allemagne a accepté l’année dernière de verser la bagatelle de 4,35 milliards d’euros à ces firmes énergétiques, dans le cadre de son plan vers la neutralité carbone. En échange, les sociétés ne traineraient pas Berlin devant les tribunaux.

“On s’oriente vers un désastre et des années de batailles judiciaires”

Yamina Saheb, lançeuse d’alerte et ancienne cheffe de service au secrétariat du TCE prédit que les plaintes vont pleuvoir suite aux Accords de Paris et à la COP26. “Ça va être une catastrophe et des années de marasme judiciaire », détaille t-elle. « Chaque pays sera poursuivi s’il tente d’appliquer ces mesures et nous ne pourrons pas atteindre nos objectifs climatiques”.

Au total, le secrétariat du TCE a enregistré 142 actions en justice depuis 2001. Mais ce ne pourrait être que l’arbre qui cache la forêt. Les requérant.e.s ne sont pas obligé.e.s de déclarer les litiges et sur le site internet du Traité, le compte à rebours s’arrête à août 2021. D’ailleurs, nous avons retrouvé deux affaires intra-européennes qui n’ont pas été décomptées par le TCE, impliquant l’Espagne, en septembre, et la Roumanie, en novembre.

Le TCE n’est pas compatible avec le droit communautaire

Beaucoup de gouvernements et de militant.e.s ont placé leurs espoirs en la Cour européenne de justice, qui a jugé en septembre que le TCE ne pouvait pas être utilisé lors litiges intra-européens. “La seule chose qui nous sauvera en tant qu’Européens, c’est l’application de cette décision, pas le procésus de modernisation”, avance Yamina Saheb, qui travaille désormais pour le think-tank OpenExp.

Mais cela n’est pas aussi simple. “Dans les faits, cela signifie que les juges Européens ne devraient pas appliquer les sentences résultant d’un différend interne à l’UE”, explique Christina Eckes, professeure de droit communautaire à l’Université d’Amsterdam. “Sauf qu’en regardant comment les tribunaux d’arbitrage traitent la loi européenne d’ordinaire, ils parviendront sûrement à affirmer que l’avis de la Cour européenne de justice ne les contraint pas”.

Les tribunaux appliquant TCE peuvent être mis en place n’importe où dans le monde, mais ceux qui sont listés par le secrétariat sont tous affiliés à trois institutions de renom : le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), la Commission des Nations unies pour le droit commercial international (CNUDCI) et la Chambre du commerce de Stockholm (SCC) en Suède.

Nous les avons contactés pour comprendre leur position face à l’actualité. Le CIRDI et la CNUDCI ont confirmé ne pas avoir de dispositions en place visant à arrêter d’enregistrer de nouveaux cas intra-européens. La SCC n’a pas répondu à nos questions.

RWE et Uniper nous ont également expliqué que la décision de la Cour européenne de justice n’aurait probablement aucun effet sur leurs affaires en cours contre les Pays-Bas. Rockhopper n’a pas souhaité faire de commentaire sur son litige avec l’Italie, qui semble avoir subi un léger coup de frein, comme le montrent l’un de leurs rapports.

« Des tribunaux seront ouverts en dehors de l’UE”, anticipe Christina Eckes. “Et les sociétés pourront également se tourner vers des juridictions extra-européennes pour faire exécuter les sentences et suivre les fonds gouvernementaux dans des pays tiers”.

Un compromis bientôt signé à la va-vite ?

Nous avons tenté de recueillir la position des parties européennes sur la processus de réforme. Leur réponse tient dans cette déclaration de la Commission : l’UE et ses États membres vont tout faire pour arriver à réformer le texte, mais les alternatives, comme le retrait, pourront être considérées en ultime recours.

De son côté, le Royaume-Uni a expliqué que le TCE devait s’aligner avec les objectifs climatiques tout en admettant que le texte avait joué un rôle important en protégeant les entreprises britanniques.

Le Secrétariat du TCE n’a quant a lui pas donné suite à nos prises de contact.

Quatre nouveaux cycles de négociation vont se suivre avant le sommet de juin 2022. Bien que les diplomates doutent que ce calendrier soit tenu, la Commission espère bien trouver un consensus à temps. Mais si Bruxelles fait comme elle l’entend, les activistes suspectent que la consultation parlementaire passe à l’as.

“Le calendrier ne laissera pas le temps à quiconque de débattre correctement des enjeux”, déplore Cornelia Marfield du réseau Climate Action Network (CAN). “Les négociateurs.trices redoutent un examen de leurs résultats car un retrait du traité serait alors inévitable”.