Tafta : la souveraineté kidnappée

Alter Eco + | 6 juin 2016

Tafta : la souveraineté kidnappée

par Jacques Adda

Jusqu’où peut-on pousser la logique du libre-échange ? Longtemps centrés sur la réduction des tarifs douaniers et l’élimination des restrictions quantitatives aux échanges de marchandises, les accords commerciaux tendent depuis les années 1990 à élargir le champ de la libéralisation. Les échanges de services, la protection des investissements étrangers et la propriété intellectuelle sont désormais concernés eux aussi. Le projet de Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (Tafta en anglais ou TTIP en français), négocié par les Etats-Unis et l’Union européenne depuis 2013, s’inscrit dans cette logique.

Le premier volet de l’accord, consacré à l’accès aux marchés, n’est que la partie émergée de l’iceberg

Un premier volet est consacré à l’accès aux marchés : il est censé permettre d’ouvrir les services et les marchés publics à la concurrence et éliminer les tarifs douaniers qui subsistent entre l’Europe et les Etats-Unis, notamment sur les produits agricoles et textiles. Ce premier chapitre du projet d’accord n’est pourtant que la partie émergée de l’iceberg. L’essentiel des débats porte sur ce que les documents officiels désignent sous le nom de « coopération réglementaire ». Cette expression d’apparence anodine correspond à ce que les experts qualifient de « deep integration ». Autrement dit : l’uniformisation de l’ensemble des règles et des normes qui déterminent les conditions de production et d’écoulement des biens et des services sur les marchés des deux parties.

Une logique d’ingérence

De quoi s’agit-il ? Officiellement de démanteler les barrières non tarifaires aux échanges et d’harmoniser, ou à tout le moins de rapprocher, les normes de protection des consommateurs, de la santé publique et de l’environnement. Et d’égaliser par là même les conditions de la concurrence entre les entreprises des deux blocs sur un marché appelé à devenir unique. On retrouve là un discours familier à la Commission européenne puisqu’il évoque celui qui a présidé à la réalisation du marché unique en Europe. Avec une différence de taille toutefois, puisque l’Acte unique signé en 1986 par les douze pays qui formaient alors la Communauté européenne ne visait pas seulement la mise en place du grand marché intérieur, il déterminait aussi la nature des procédures législatives qui allaient permettre, à l’échelle européenne, d’entériner ou de rejeter les propositions d’harmonisation formulées par la Commission dans un cadre démocratique.

Rien de tel dans le Tafta où il est question, pour les normes existantes, de favoriser la reconnaissance mutuelle, un principe qui, derrière son apparente symétrie, fait fi des écarts considérables qui existent entre les réglementations américaine et européenne dans les domaines alimentaire (sur les organismes génétiquement modifiés ou encore l’utilisation de pesticides dans l’agriculture), des cosmétiques (interdiction de la vente de produits testés sur les animaux), des produits chimiques ou de l’environnement (limitation des émissions de CO2 par les voitures), pour ne citer que ces exemples. A quoi s’ajouterait, à la demande des Etats-Unis, l’introduction d’un droit de requête (petition) sur l’adaptation des normes existantes en fonction de l’évolution des connaissances scientifiques et des changements technologiques. Une ouverture qui permettrait aux lobbies les plus puissants d’exercer une pression permanente sur les réglementations adoptées par les gouvernements nationaux ou les instances législatives.

Le Tafta permettrait aux lobbies les plus puissants d’exercer une pression permanente sur les réglementations adoptées par les Etats

La même logique d’ingérence dans les procédures de décision démocratique est à l’œuvre en ce qui concerne l’élaboration de normes nouvelles, avec une triple exigence américaine portant sur la participation des experts américains au processus d’élaboration des normes de l’Union (mais sans garantie de réciprocité !), la reconnaissance du droit des « parties prenantes », en l’occurrence les entreprises américaines, d’influencer le processus d’élaboration des normes européennes au même titre que les entreprises européennes, et la systématisation des études d’impact des nouvelles normes en­visagées.

Cela signifie que l’Union ne pourra édicter une norme nouvelle que si elle a fait la preuve qu’il n’existe pas d’alternatives réglementaires moins contraignantes, y compris la possibilité de ne pas réglementer. Une telle disposition inverse la charge de la preuve et risque de remettre en cause le principe de précaution qui autorise, aux termes du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, la Commission à réglementer, voire à empêcher la distribution ou même à retirer du marché des produits dès lors qu’un danger existe pour la santé humaine, animale ou végétale, ou pour la protection de l’environnement.

Un arbitrage au service du privé

Par ailleurs, à l’instar des dispositions entérinées dans l’accord Trans-Pacific Partnership [1], signé par les Etats-Unis avec les onze pays du bassin pacifique, le Tafta prévoit la mise en place d’un mécanisme d’arbitrage firmes/Etats offrant aux entreprises étrangères la possibilité de demander une compensation financière en cas de perte ou de manque à gagner provoqué par un changement dans la réglementation en vigueur. Présent dans de nombreux accords bilatéraux de protection des investissements signés entre pays développés et pays en développement, ce mécanisme connu sous le sigle ISDS (Investor-State ­Dispute Settlement) trouve sa justification officielle dans la défiance a priori des investisseurs étrangers vis-à-vis des juridictions locales, suspectées de partialité dès lors que des intérêts nationaux sont en jeu.

Le problème est que sous couvert de protection contre l’arbitraire des Etats, les firmes multinationales utilisent ce mécanisme pour contrecarrer les effets de toute politique susceptible d’affecter la profitabilité de leurs investissements. En témoignent les recours de Philip Morris contre l’Uruguay (2010) et l’Australie (2012), attaqués pour leur politique antitabac. Ou encore de la firme canadienne Lone Pine qui s’appuie sur l’existence de ce mécanisme dans l’accord Alena pour réclamer, à travers sa filiale dans l’Etat américain du Delaware, 250 millions de dollars au gouvernement du Québec en dédommagement de sa décision d’imposer un moratoire sur l’exploitation des gaz de schiste par fracturation hydraulique.

Face aux critiques, la Commission a proposé une réforme de l’ISDS qui remplace les avocats d’affaires censés résoudre les litiges opposants les firmes aux Etats par des juges professionnels ou des juristes universitaires nommés par les Etats (cinq Américains, cinq Européens et cinq juges issus de pays tiers). Si cette proposition apporte certes une réponse au problème des conflits d’intérêts qui touchent les arbitres, elle ne résout rien sur le fond. Elle maintient tout d’abord un régime dérogatoire pour les firmes américaines sur le territoire européen qui leur permet, contrairement aux firmes du Vieux Continent, de contourner le droit et les tribunaux nationaux. Elle ne limite pas le montant des compensations, qui peut atteindre plusieurs milliards d’euros, comme dans le cas des poursuites lancées par la société suédoise Vattenfall à la suite de la décision allemande en 2011 de fermer toutes ses centrales nucléaires. Elle entérine, enfin, un dispositif qui risque d’avoir un effet dissuasif sur l’activité réglementaire des Etats, vu la force de frappe juridique des multi­nationales.

La bombe de la « liste négative »

Les parties en apparence classiques de l’accord sur l’accès aux marchés ne sont pas, elles non plus, exemptes de problèmes. La libéralisation dans le domaine des services est censée épargner les services publics. Mais cette protection doit s’opérer à travers une « liste négative », comme dans le Ceta [2], l’accord de l’Union européenne avec le Canada (voir encadré). Cela signifie que tout ce qui n’est pas explicitement exclu dans cette liste est libéralisable, autrement dit susceptible d’être ouvert à la concurrence étrangère. Contrairement à ce qu’écrit la Commission européenne à propos du Ceta, le choix d’une liste négative ou positive est tout sauf une question technique. Cela engage en effet les gouvernements sur des domaines dont les contours sont, du fait de l’évolution technologique, mal identifiés, voire encore inconnus. En outre, l’existence de clauses dites de statu quo et de cliquet tend à rendre irréversibles les processus de dérégulation engagés et à permettre l’insertion future de nouveaux champs de déréglementation sans que le traité ait pour cela besoin d’être révisé et donc soumis à un contrôle démocratique.

Les gains économiques attendus ne dépassent pas 0,5 % du PIB pour l’Union et 0,4 % pour les Etats-Unis à horizon de dix ans

Le plus étonnant dans tout cela est que les gains économiques attendus de l’accord ne dépassent pas, dans le cas des estimations les plus favorables 0,5 % du produit intérieur brut (PIB) pour l’Union et 0,4 % du PIB pour les Etats-Unis à horizon de dix ans. Ce qui signifie que le PIB de l’Union serait au bout de dix ans supérieur de 119 milliards d’euros (95 milliards pour les Etats-Unis) à ce qu’il serait si rien n’était signé. Soit un gain de 20 euros par mois en moyenne pour chaque citoyen de l’Union. De quoi susciter l’hésitation des dirigeants européens, français en tête, mais aussi des candidats à la présidence américaine, Hillary Clinton comme Donald Trump, qui prennent de plus en plus leur distance vis-à-vis d’un projet dont le coût politique ne cesse de croître au fur et à mesure que le détail des négociations filtre dans les médias.


Notas:

[1Accord d’intégration économique signé en octobre 2015 par les Etats-Unis, le Canada, le Mexique, le Chili, le Pérou, le Japon, la Malaisie, Singapour, Brunei, le Vietnam, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. L’accord est censé être ratifié par les pays signataires dans les deux ans qui suivent sa conclusion. Aux Etats-Unis, l’accord devrait être présenté au Congrès pour ratification dans le courant de l’été ou bien tout de suite après les élections de novembre.

[2Comprehensive Economic and Trade Agreement (Ceta) : accord d’intégration économique signé le 26 septembre 2014 par l’Union européenne et le Canada. Pour être ratifié, l’accord doit être approuvé par le Conseil des ministres et le Parlement européen, ainsi que par les 28 parlements nationaux (ou éventuellement par référendum) des pays membres de l’Union. Les procédures de ratification à l’échelle de l’Union n’ont pas encore été entamées.

Fuente: Alter Eco +