Le Tafta et sa logique totalitaire

The Dissident | 12 octobre 2015

Le Tafta et sa logique totalitaire

Corine Pelluchon

Dans Paroles d’un croyant, Félicité de Lamennais distingue «l’homme méchant qui a enchaîné ses frères» pour les exploiter, en les faisant travailler pour lui en échange d’un bas salaire, «de l’homme méchant qui leur a menti» en leur disant qu’il n’y a plus d’embauche et que ceux qui auraient la chance d’être employés devraient travailler deux fois plus pour toujours moins d’argent. Le nom du premier est «Tyran, l’autre n’a de nom qu’en enfer».

Autrement dit, il existe une forme d’exploitation de l’homme par l’homme qui dépasse celle qui est décrite par Marx et par ses héritiers. Ces derniers dénoncent la logique du profit qui exige la réduction des coûts de revient, l’augmentation de la productivité, la recherche d’une main-d’œuvre toujours meilleur marché, la délocalisation. Or, ce que nous suggère Lamennais, c’est que nous pouvons être les témoins d’une forme d’exploitation qui est pire que celle-ci. Elle conduit au broyage pur et simple des individus, qui ne peuvent rien faire, pas même résister, parce qu’il n’existe aucune protection contre un tel système qui s’est étendu à toutes les sphères de la vie sociale. Ce mensonge a réussi à s’imposer et tout le monde, même les victimes, y croit.

C’est ce type d’exploitation qui vise à soumettre les Etats et les peuples aux multinationales, impliquant le renoncement des gouvernements à toutes les politiques publiques en faveur de l’environnement et de la santé, des droits sociaux, du bien-être animal, de la protection de la vie privée, que nous reconnaissons dans le projet de partenariat transatlantique qui a reçu plusieurs acronymes : TAFTA, TTIP (Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement) GMT (Grand Marché transatlantique), ATP (Accord de Partenariat Transatlantique pour le Commerce et l’Industrie).

Ne parlons plus d’ultralibéralisme, mais de totalitarisme

Notre hypothèse est qu’avec le TAFTA nous n’avons pas seulement affaire à une libéralisation totale du commerce, englobant tous les biens qui, jusque-là, étaient soustraits au marché, parce qu’ils répondent à un service public ou parce que, liés à un intérêt général, ils ne doivent pas faire l’objet de spéculation. Il s’agit réellement d’une mainmise totale des entreprises privées, qu’elles soient américaines ou européennes, sur l’ensemble de la vie privée et publique des citoyens américains et européens et même des citoyens des autres pays qui voudront se confronter à cet empire.

Les procédures utilisées, notamment la création de tribunaux pouvant condamner tout Etat signataire à payer une amende colossale pour avoir adopté une législation contraire aux intérêts des entreprises privées, en imposant la traçabilité des aliments, par exemple, expliquent que ce durcissement de l’ultralibéralisme et cette généralisation du libre-échange participent de la création d’un ordre soumettant le politique aux intérêts privés dont la prédation ne pourra être freinée par aucune initiative individuelle ou collective.

Certes, la Commission européenne a proposé, contre les Américains, une réforme de ces mécanismes réglant les différends entre investisseurs et Etats. Elle souhaite que les litiges soient tranchés non par des tribunaux ad hoc nommés par les parties, mais par des juges siégeant dans une cour permanente et impartiale.( Lire Bruxelles présente sa version relookée des tribunaux d’arbitrage du Tafta) ou Cour permanente ou tribunaux arbitraux : quelle juridiction pour le traité transatlantique ?)

Cependant, la question de fond demeure : le TAFTA pose le problème de la soumission des Etats et des peuples aux intérêts exclusifs des multinationales. Ces dernières pourront traîner devant des tribunaux les Etats quand leurs législations correspondant à la volonté populaire et répondant à des enjeux d’intérêt général, voire à des enjeux globaux, les gêneront. L’effet dissuasif de ces procès bloquera toute décision courageuse en matière d’environnement, d’agriculture, de santé, etc. La souveraineté populaire ne sera plus qu’un mot et toute initiative locale pouvant apporter des solutions pertinentes aux problèmes que nous rencontrons n’aura aucune chance d’être prise en considération. Si nous ne voulons pas être privés de toute liberté et assister à l’aggravation des injustices et à la multiplication à l’infini des dysfonctionnements dont nous souffrons déjà, si nous refusons que l’impuissance des gouvernements et des individus soit une fatalité, il est encore temps de le dire.

Car ce système, une fois qu’il aura été accepté par les Etats signataires, imposera sa dynamique de manière implacable et irréversible. Cette irréversibilité et sa généralisation, c’est-à-dire le fait que cette logique qui consacre la primauté les intérêts des groupes privés s’étendra à toutes les sphères de la vie et à toutes les échelles, des individus aux collectivités locales et aux Etats, mais aussi au monde entier, sont bien la preuve que nous sommes confrontés à une nouvelle forme de totalitarisme. Celui-ci, à la différence de la tyrannie ou des régimes autoritaires, se caractérise par trois aspects essentiels, comme l’a montré Raymond Aron dans Démocratie et Totalitarisme. Premièrement, il régit tous les domaines de la vie. Deuxièmement, il prive les individus de liberté par la contrainte et la menace qui, en l’occurrence, sera surtout financière, comme on le voit avec les amendes exigées par les tribunaux. Enfin, il impose une idéologie excessive au monde entier.

Une idéologie fausse et excessive au fondement du TAFTA, ce colosse aux pieds d’argile

Cette idéologie contredit tout ce qui est mis en place et reconnu comme juste par les citoyens, les Etats, l’Europe et même les organisations internationales : la lutte contre le réchauffement climatique, la protection de la biosphère, les normes de toxicité et de sécurité, si importantes quand il est question d’alimentation, le droit du travail, le bien-être animal, le respect de la vie privée, les droits d’auteur. Les conséquences du TAFTA se feront sentir dans notre vie quotidienne parce que ce système affectera le prix des médicaments, la formation professionnelle, l’éducation et la recherche, les équipements publics, l’immigration. Il enterrera aussi la régulation qui avait été considérée comme l’un des remèdes permettant de lutter contre la spéculation financière à l’origine de la crise des subprimes de 2008 et de la crise économique mondiale qu’elle a engendrée. De même, avec le TAFTA, il ne sera mis aucun frein à l’accaparement des terres et des ressources. Toutefois, ce n’est pas seulement en raison de ses conséquences catastrophiques que le TAFTA relève d’une forme de totalitarisme. Il importe aussi de comprendre que l’idéologie sur laquelle il repose et qu’il imposera comme étant la seule réalité, celle contre laquelle on ne pourra plus lutter, est totalement erronée et essentiellement excessive.

Il s’agit d’un monisme qui conduit à confondre toutes les sphères de bien, à faire en sorte que l’argent puisse tout acheter. L’entreprise privée est conçue de manière abstraite, comme s’il s’agissait d’une entité coupée du reste du monde. Cela sert à justifier l’idée selon laquelle le profit de ceux qui possèdent cette entreprise peut être une fin en soi, quels que soient la manière de l’amasser et son impact sur l’environnement, les hommes et les animaux qui constituent pourtant l’écosystème dans lequel, comme dit le sociologue Niklas Luhmann, une entreprise s’insère. Ainsi, l’idée que tout peut être marchandisé, que tous les biens et les services sont à organiser de la même manière, que l’on pense aux services à la personne, à la relation au vivant ou aux produits manufacturés, est l’envers d’un triple déni du réel : déni de la dimension nécessairement relationnel de l’entreprise, de son insertion dans un environnement à la fois naturel et social ; déni du sens des activités et du fait que la production et l’échange ne peuvent être organisés de la même façon, soumis aux mêmes règles d’efficacité ou de rendement ; déni de la valeur des êtres humains et non humains impliqués.

Cette homogénéisation du réel conduit à transformer l’agriculture et l’élevage en industrie au mépris des normes éthologiques des bêtes et de l’estime de soi des personnes exerçant ces professions. Or, si aucune limite ne semble pouvoir être assignée à la course au profit qui commande d’aller toujours plus loin dans l’exploitation des hommes, de la nature et des bêtes, il n’empêche que cette entreprise de domination absolue n’a aucun fondement philosophique. Elle s’appuie sur une conception homogène des choses qui est contraire au bon sens et au savoir-faire des individus. Elle est si réductrice qu’elle ne résiste pas à l’analyse. Seul un hébétement généralisé de la raison et des sens peut rendre ce système acceptable. L’économisme est un colosse aux pieds d’argile et le TAFTA son arme de guerre au moment où les peuples reconnaissent qu’il faut changer de modèle économique et inventer d’autres indicateurs de richesse, sortir du capitalisme dont le TAFTA est un rejeton hideux et décomplexé.

Le TAFTA engendre la désolation, qui rend impossible toute résistance

Il faut voir que le TAFTA repose sur une base philosophiquement intenable pour pouvoir comprendre pourquoi il est entouré de secret. Nous allons faire porter la suite de l’analyse sur l’incompatibilité entre ce qui est «négocié en secret» et les principes de la justice dans une démocratie, car cette opacité n’est pas un détail, mais la preuve que nous sommes dans le mensonge, qui est consubstantiel à un système totalitaire.

Les fonctionnaires de la Commission européenne et leurs homologues américains qui travaillent sur ce dossier ne veulent rien laisser filtrer. Ils savent que, si les citoyens pouvaient lire noir sur blanc les termes des «accords» qui sont, en fait, préparés par les multinationales avec la complicité des gouvernements – lesquels sont prêts à tout pourvu qu’on leur promette la croissance – alors personne n’accepterait ce marché qui n’est pas un marché de dupes, mais un ticket pour l’enfer. Ils cherchent à imposer ce système parce qu’une fois en place, nul ne pourra physiquement ni intellectuellement s’y opposer. Ni les Etats ni les individus ne pourront faire quoi que ce soit sans verser aux multinationales des sommes astronomiques les menant à la ruine. De même, la plupart des individus, au fond d’eux-mêmes, adopteront peu à peu l’idéologie fausse qui leur a été imposée. Un type d’homme naîtra, qui nourrira ce système qui l’a fait naître.

En effet, si les «accords» prévus par le TAFTA sont signés, la vie privée et publique des individus, leur travail, leurs activités, les objets qu’ils consomment, les services qu’ils utilisent, leur pensée, tout sera régi par les multinationales qui ont besoin d’envahir des domaines jusque-là préservés afin de continuer à s’enrichir. Comme tout ordre politique, l’ordre économico-politique mondial qui sera mis en place par les multinationales façonnera un type d’homme ou de héros dont le cynisme sera le reflet, sur le plan des traits de caractère et des affects, du système qui l’aura engendré. Ainsi que l’ont vu Platon et Tocqueville, tout régime politique se nourrit d’un type d’homme qui le renforce à son tour. La spécificité du totalitarisme, lequel peut survivre au nazisme, disait Hannah Arendt dans Les Origines du Totalitarisme, est qu’il naît dans une démocratie de masse de ce qu’elle appelle la désolation, c’est-à-dire de l’impossibilité où sont les êtres de penser le monde commun, d’être autre chose que des forces de production et des consommateurs. La résistance, aujourd’hui difficile, deviendra impossible :

«La désolation (loneliness) est cette impasse où sont conduits les hommes lorsque la sphère publique de leur vie, où ils agissent ensemble dans la poursuite d’une entreprise commune, est détruite. (…) Seul demeure le pur effort du travail, autrement dit, l’effort pour se maintenir en vie, et le rapport au monde comme création est brisé. (…) L’isolement devient désolation. […] La domination totalitaire se fonde sur la désolation, sur l’expérience d’absolue non-appartenance au monde.»

Ce jour-là sera «un jour de deuil sur toute la terre», pour reprendre l’expression de Félicité de Lamennais, la ruine de tous les principes de liberté et d’humanité que la civilisation occidentale, malgré les critiques que l’on peut lui adresser, a défendus. Ce sera l’enterrement de l’idéal de liberté et de souveraineté du sujet qui est au fondement du libéralisme politique, de la philosophie des droits de l’homme et même du libéralisme économique de Locke qui enfermait le droit de s’enrichir, d’amasser plus de biens et d’argent que nécessaire, dans des bornes liées à l’obligation absolue de ne pas affamer les autres hommes et de ne pas les priver de l’accès aux ressources. C’est ce jour pleuré d’avance que nous souhaiterions prévenir avec les moyens qui sont les nôtres, à la fois fragiles et fermes, c’est-à-dire avec les outils de la philosophie, et non en nous plaçant sur le plan de l’idéologie. Car ce qui importe, devant le récit de la catastrophe sociale programmée, n’est pas d’appartenir à tel ou tel camp, à la gauche ou à la droite, à la gauche de la gauche ou à la droite de la gauche, mais d’empêcher une ruine sociale et morale qui fera infiniment plus de vaincus que de vainqueurs.

Un déni de démocratie et la fabrication d’une fausse complexité

On apprend à nos étudiants, quand on étudie les principes de la justice dans une démocratie, que certaines règles minimales doivent être respectées dans les débats faisant intervenir plusieurs personnes ayant des avis, des valeurs et des intérêts divergents. On leur recommande de lire John Rawls et son livre célèbre : Théorie de la Justice, paru en 1971. Si nous ne pouvons pas nous entendre a priori sur le contenu en raison de nos visions du monde différentes, tâchons au moins de suivre certaines règles qui garantiront que personne ne subit la coercition, que le principe d’égalité morale des individus est respecté, parce que tout le monde, quel que soit son niveau intellectuel et social, a le droit d’être écouté et que nous pourrons aussi faire évoluer la loi, voire changer d’avis, si nous avons de nouvelles informations sur le sujet soumis à la délibération.

La transparence et la publicité, qui s’ensuivent de la reconnaissance de l’égalité morale des individus, exigent que toutes les discussions soient publiées, que les étapes conduisant à telle ou telle décision soient explicitées et qu’aucune information ne soit cachée. Ce sont des règles minimales sans lesquelles aucun débat sur un problème nous concernant ne peut être considéré comme juste. La révisabilité est également un principe majeur qui évite de s’enfermer dans une décision qui serait reconnue rétrospectivement comme étant une impasse, compte tenu des nouvelles données ou des connaissances acquises. Ces principes sont tellement importants qu’ils ont inspiré le fonctionnement des comités d’éthique dans plusieurs domaines, en particulier en médecine, et que leur violation, hélas assez fréquente dans bon nombre de commissions distribuant des primes et des postes, crée une suspicion, souvent justifiée, de corruption qui discrédite les institutions.

Or, non seulement aucun de ces principes n’est appliqué aux négociations sur le TAFTA, mais, de plus, on a affaire à une instrumentalisation de la complexité. Sous prétexte que le domaine du commerce et de l’investissement est complexe, on cache tout au public. On confie les dossiers à des fonctionnaires dont pratiquement personne ne connaît le nom et qui n’ont aucun compte à rendre aux citoyens. Seuls certains représentants politiques savent quels sont les termes des «accords».

Comment pouvons-nous tolérer cela ? Comment nos représentants politiques peuvent-ils imaginer que nous allons accepter ce déni total de démocratie? Pensent-ils que les citoyens sont si aveugles, si incompétents et si lâches qu’ils vont laisser faire sans broncher ? Exiger la publication des termes des accords serait une première victoire. Certes, les lobbys et la puissante organisation TABC (Trans-Atlantic Business Council) qui est un rassemblement de riches entrepreneurs ayant porté ce projet de grand marché ne le souhaite pas. Cependant, ce n’est pas sur les modalités de la juridiction réglant les litiges entre les investisseurs et les Etats que le peuple doit se prononcer, mais sur le projet lui-même, sur la soumission des Etats aux entreprises privées. Voulons-nous d’un tel monde? Ce projet est-il compatible avec les idéaux que nous avons et dont nous souhaitons qu’ils se reflètent dans les politiques publiques sur l’enseignement, la santé, la sécurité, l’environnement, l’agriculture? Il est nécessaire que le petit nombre de choses que nous savons sur le TAFTA soit soumis à un référendum national.

De nombreuses associations de citoyens ont lancé des pétitions contre le TAFTA. Qu’il nous soit permis de recueillir l’avis de la majorité des citoyens! Car le secret et la fabrication d’une fausse complexité, joints à l’enfermement dans une routine professionnelle qui use les meilleures volontés, font que les individus ne cherchent plus à comprendre ce qui se fait, y compris quand leurs intérêts et ceux de leurs enfants sont concernés, que la dimension publique de leur vie est en jeu et, avec elle, le monde commun, qui est constitué des œuvres naturelles et culturelles, des générations passées, présentes et futures, et des animaux.

Réveillons-nous, il est encore temps !

Nous ne pourrons pas dire : je ne savais pas, je ne pouvais pas. Le sentiment d’impuissance qui nous gagne est le produit du système qui nous est imposé. C’est à la condition que chacun se secoue et ose s’exprimer, en réclamant la transparence et la publicité dans les débats sur ces sujets, le respect du principe de révisabilité et le refus d’un ordre irréversible soumettant les Etats et les peuples à des règles qui sont contraires à l’intérêt général comme aux intérêts de l’immense majorité des citoyens, que nous pourrons prendre en main notre destin. Qui refuse de marcher la tête haute accepte l’inacceptable, l’injustice, l’indignité.

«C’était entre autres choses la poursuite machinale de la vie quotidienne qui s’opposait à une quelconque réaction énergique et vitale contre la monstruosité. (…) les révolutions et l’histoire dans son ensemble se dérouleraient bien différemment si les hommes étaient aujourd’hui encore ce qu’ils étaient peut-être dans l’antique cité d’Athènes : des êtres autonomes avec une relation à l’ensemble, au lieu d’être livrés pieds et poings liés à leur profession et à leur emploi du temps, dépendant d’une foule de choses qui les dépassent, éléments d’un mécanisme qu’ils ne contrôlent pas, marchant pour ainsi dire sur des rails et désemparés quand ils déraillent. (…) D’où la possibilité de ces immenses catastrophes qui affectent la civilisation.» Sebastian Haffner, Histoire d’un Allemand. Souvenirs (1914-1933).

source: The Dissident