En Irak, Orange réclame justice dans un terrain miné

Le Monde Arabe | 2 avril 2021

En Irak, Orange réclame justice dans un terrain miné

C’est une sombre affaire, dont le géant français des télécommunications Orange a été victime en mai 2019. Exproprié de sa participation dans un opérateur téléphonique local par le régulateur irakien des télécoms, Orange s’engage désormais dans une procédure de contentieux contre l’État irakien et réclame une indemnisation à la hauteur du préjudice subi. L’affaire Korek est symptomatique de la corruption chronique de l’État irakien qui, 10 ans après la fin de la guerre, continue de miner le redressement économique d’un pays en faillite.

Orange en Irak : une implantation ambitieuse dans un terrain miné

Pour Orange, l’Irak du début des années 2010 était un marché juteux et à fort potentiel de croissance. Après l’intervention américaine, qui avait laissé un pays en ruine, tout était à refaire et à reconstruire. D’autant que les liquidités de l’aide internationale affluaient et promettaient la réalisation de beaux contrats. L’arrivée d’Orange sur le marché irakien en 2011 s’est réalisée grâce à la création d’une joint-venture, créée ave Agility Public Warehousing, une entreprise de logistique koweïtienne, qui permettra à Orange d’acquérir 44 % des parts de Korek. Les ennuis ne commencent que trois ans plus tard, en 2014, quand le régulateur irakien des télécoms (CMC) invalide le contrat. La raison officielle ? Orange n’aurait pas respecté ses engagements initiaux, ce que l’opérateur dément fermement. Les recours se multiplient, mais les tribunaux refusent systématiquement de donner raison à Orange. Cinq ans plus tard, le régulateur irakien (CMC) transfère sans contrepartie les parts d’Orange vers trois investisseurs, dont Sirwan Barzani, actuel directeur général de Korek Telecom et l’un des commandants des Peshmergas, les forces armées kurdes.

Le nom Barzani est bien connu au Kurdistan irakien. Car Sirwan Barzani appartient à la famille au pouvoir, l’une des plus puissantes du Kurdistan irakien, dont les ramifications politiques, économiques et militaires sont extrêmement nombreuses dans la région. Descendants de plusieurs figures incontournables de la lutte de libération nationale kurde, les Barzani occupent aujourd’hui les postes les plus stratégiques du gouvernement régional, qui bénéficie historiquement d’une large autonomie. Ils doivent leur notoriété à leur grand-père, Mollah Mustafa Barzani, l’un des pères de l’autonomie kurde, fondateur du premier parti du Kurdistan irakien, le Parti démocratique du Kurdistan (PDK), toujours majoritaire au Parlement du Kurdistan. Le Kurdistan irakien est ainsi dirigé par deux cousins Barzani, Netchirvan, Président du gouvernement régional et Masrour, Premier ministre.

Orange, pourtant, ne lâche pas et lance, en octobre 2020, une procédure d’arbitrage contre l’État irakien auprès du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) de la Banque mondiale après avoir perdu 400 millions d’euros. En février dernier, Agility a vu sa demande d’indemnisation à l’Irak rejetée par la Banque mondiale.« Orange s’est clairement fait exproprier, il n’y a pas d’autres mots » expliquait aux Échos, le 23 mai 2019, un analyste des télécoms, spécialiste de la région. Le cas Korek est symptomatique de la perméabilité de l’Irak à la corruption, fléau auquel n’échappe pas le gouvernement autonome du Kurdistan. Difficile, dans ce contexte, de réussir à faire entendre sa voix. Le pays est d’ailleurs classé à la 160e place à l’indice de perception de la corruption, signe de son omniprésence dans les relations commerciales et, surtout, dans l’accès au marché public. Y’a-t-il pour autant eu corruption dans le cas Korek ? La présence dans l’affaire d’acteurs libanais à la réputation sulfureuse, les frères Teddy et Raymond Rahmeh, soupçonnés d’avoir corrompu des cadres de la CMC, rend cette hypothèse de plus en plus probable.

Au cœur de l’affaire : des hommes d’affaires libanais à la réputation sulfureuse

Les frères Rahmeh ont des accointances solides avec les élites politiques et économiques de la région. Et surtout, ils sont extrêmement riches. Leur fortune personnelle est estimée à 1,5 milliard d’euros, amassée grâce à leur holding, ZR Group, partie prenante dans plus de 120 sociétés aux activités diverses. ZR Group possède d’ailleurs des ramifications à Dubaï, Genève et Chypre, où ils profitent sans doute des nombreux avantages fiscaux.

Au Liban déjà, ils ont réussi à conserver des relations courtoises, voire amicales, avec les différentes factions, malgré un contexte politique toujours tendu. Ancien membre des Phalanges libanaises, une milice chrétienne de droite, Raymond Rahmeh a ainsi tissé des liens puissants avec Samir Geaga, ancien candidat à la présidence du Liban et proche du Président Michel Aoun. Les frères Rahmeh sont aussi proches de Sleiman Frangé, ancien ministre libanais, d’un tout autre bord politique. Ils ont fait la rencontre des Barzani dans les années 2000, période à laquelle ils se sont implantés en Irak, comme bon nombre de Libanais, en flairant les perspectives économiques avantageuses sur certains marchés stratégiques. Ils savent aussi qu’ils pourront profiter d’un système opaque, où les accointances entre amis sont largement tolérées. Selon Libération, qui en a fait le portrait le 23 octobre dernier, « la liste des fraudes, trafics et malversations des frères Rahmeh s’allonge depuis une quinzaine d’années, à travers les pays, les affaires et les réseaux, en toute impunité ».

Fondateurs de ZR Energy, une société d’importation d’hydrocarbure, ils sont encore aujourd’hui au cœur d’une nouvelle affaire et font actuellement l’objet d’une enquête pour « fraude, blanchiment d’argent, réception de pots-de-vin, détournement de fonds publics ou négligence professionnelle », ce qui leur a valu une arrestation. En cause ? La livraison de « fioul non conforme » aux centrales de la société nationale Électricité du Liban. Un fait d’autant plus grave que le pays est, du fait d’un accès défaillant des populations à l’électricité, régulièrement plongé dans le noir plusieurs heures par jour. Ils ont aussi été inquiétés en 2004, dans l’affaire de l’assassinat de Dale Stoffel, un homme d’affaires américain avec qui Raymond Rahmeh faisait affaire dans le cadre de ses activités de récupération des métaux de pièces militaires. Un marché, là encore, particulièrement juteux dans l’Irak de l’après-guerre. Les conclusions d’un briefing de l’US District Court avaient considéré que les Rahmeh étaient impliqués dans l’assassinat de Dale Stoffel, à qui le gouvernement irakien devait plusieurs dizaines de millions de dollars.

Sur l’affaire Korek, le lien entre les Barzani et les frères Rahmeh est clair. Les Rahmeh sont entrés au conseil d’administration de Korek Telecom et Raymond Rahmeh est actuellement directeur. Alors même que la société est dirigée par Sirwan Barzani. Une enquête de la justice britannique a révélé que des proches des frères Rahmeh ont acheté des propriétés à Londres pour des cadres irakiens de la CMC. Des accusations qui ont indirectement frappé un cabinet d’avocat américain, Dechert, dont le chef du bureau londonien était alors un Libanais, Camille Abouleisman, lui aussi anciennement lié aux phalanges libanaises, dont Raymon Rahmeh était un allié fidèle. Un imbroglio complexe de jeux d’influence pour Orange qui cherche encore à faire valoir son droit à la réparation.

source: Le Monde Arabe