L’avion de Kadhafi, les ailes du délire

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Le Monde | 27 novembre 2015

L’avion de Kadhafi, les ailes du délire

Par François Krug

Ce vendredi 24 août 2012, un Airbus A340 immatriculé 5A-One atterrit discrètement sur l’aéroport de Perpignan. Aussi discrètement qu’il a décollé de celui de Tripoli, cinq heures plus tôt. Dans des conditions normales, deux heures lui auraient suffi pour traverser la Méditerranée. Impacts de balles colmatés sur le fuselage, cabine dépressurisée, système hydraulique endommagé : il a fallu voler à 10 000 pieds (environ 3 kilomètres) au lieu de 30 000, le train d’atterrissage sorti. Avant le départ, un chien détecteur d’explosifs a reniflé la chambre et son lit double, la salle de bains, le bureau, la cinquantaine de fauteuils en cuir destinés au petit personnel.

Seuls les « spotters », ces passionnés d’avions qui guettent les mouvements à l’aéroport, remarquent l’arrivée de cet appareil d’Afriqiyah Airways, une compagnie libyenne. Ce n’est pas son exotisme qui les intrigue : entre les navettes Paris-Perpignan d’Air France, l’aéroport accueille régulièrement des avions de ligne et des jets privés venus de toute l’Europe, d’Afrique ou du Moyen-Orient ; ces appareils ­rejoignent, quelques centaines de mètres plus loin, le parking et les hangars d’EAS, une PME locale spécialisée dans la maintenance aéronautique. Mais le 5A-One, les « spotters » ne l’ont encore jamais vu. Ou alors à la télé…

Devant les caméras, le même avion s’était posé le 10 décembre 2007 à Orly. En bas de la passerelle, un tapis rouge, des gardes républicains sabre au clair et Michèle Alliot-Marie, la ministre de l’intérieur ; en haut, Mouammar Kadhafi, venu rendre visite à son nouvel ami Nicolas Sarkozy. C’est aussi cet avion que le colonel a envoyé en juillet 2009 à Glasgow, pour rapatrier triomphalement Abdel Basset Ali Al-Megrahi, un des suspects de l’attentat de Lockerbie, libéré pour raisons de santé. Cet avion, c’est celui que les rebelles ont fait visiter aux journalistes étrangers en août 2011 après la prise de l’aéroport de Tripoli, un symbole de la chute de l’auto-proclamé « Guide de la révolution ».

Un an plus tard, le Conseil national de transition en a confié la réparation à Air France, qui l’a sous-traitée à EAS. Un cabinet de conseil en aéronautique parisien, World Assets Transition, habitué aux missions de récupération d’avions dans des zones à risques, a, quant à lui, été chargé d’acheminer l’appareil en France.

En juin 2013, après dix mois de travaux en France, le 5A-One retrouve enfin la Libye. Il a, entre-temps, été repeint. Effacés, les étranges « 9999 » qu’il arborait sur sa dérive, son fuselage et jusque sur ses réacteurs, et qui résumaient le grand projet du colonel. Le 9 septembre 1999, la déclaration de Syrte, adoptée à son initiative, avait donné naissance à l’Union africaine : les futurs Etats-Unis d’Afrique dont il se rêvait déjà président, jusqu’à le rappeler sur la carlingue de son Air Force One à lui. Désormais, on ne remarque plus, sur le fuselage de l’Airbus, que de discrètes mentions « Libya », et, sur sa dérive, le drapeau national au croissant et à l’étoile.

A l’abri du chaos libyen

L’histoire aurait pu s’arrêter là. Mais depuis plus d’un an et demi, les automobilistes qui empruntent la voie rapide le long de l’aéroport de Perpignan peuvent à nouveau apercevoir le 5A-One. Sur le parking d’EAS, il stationne ces jours-ci entre un Airbus britannique, un jet privé saoudien, un McDonnell Douglas et un Boeing nigérians. Il est en parfait état de vol, mais les passagers qui ont succédé à Kadhafi – le premier ministre, le président du Parlement et leurs adjoints – n’auront pas profité longtemps de son confort.

Le 6 mars 2014, le premier ministre Ali Zeidan monte à bord une ­dernière fois. Direction Rome, où il tente de convaincre John Kerry et Laurent Fabius que la Libye peut échapper au chaos. Ali Zeidan est destitué quelques jours plus tard et le 17 mars, l’Airbus repart à Perpignan. Officiellement, pour des travaux de maintenance. Il s’agit surtout de le mettre à l’abri : la coalition qui a chassé Kadhafi du pouvoir est en train de voler en éclats. Le pays est aujourd’hui déchiré entre deux gouvernements rivaux – celui de Tobrouk, à l’est, reconnu par la communauté nationale, et celui de Tripoli.

Depuis, l’avion n’a redécollé qu’une fois, il y a un an, pour un simple contrôle d’une heure, et son vol retour pour la Libye n’est pas pour demain. Pas seulement à cause du chaos dans lequel la région est plongée. Si l’avion de Kadhafi est bloqué sur les bords de la Llabanère, la petite rivière qui longe l’aéroport de Perpignan, c’est aussi parce qu’il intéresse désormais les créanciers de la Libye. Son sort ne se joue aujour­d’hui ni à Tobrouk ni à Tripoli, mais au palais de justice de Perpignan.

L’affaire est sensible. Elle est aussi « ­croquignolette », comme le résume avec gourmandise un des nombreux avocats qui se penchent sur le dossier. L’homme qui cloue au sol l’avion de Kadhafi s’appelle Rémi Barousse. Depuis son bureau de la rue du Faubourg-Saint-Honoré à Paris, cet ancien magistrat devenu avocat est chargé d’identifier et de saisir les avoirs libyens en France. Son client est un des plus grands groupes privés du Moyen-Orient, Al-Kharafi, un conglomérat koweïtien présent dans le BTP, les télécoms ou l’alimentaire. Il réclame près d’un milliard d’euros à la Libye.

Un litige à un milliard

A l’origine du litige, un contrat conclu en 2006 pour la cons­truction et l’exploitation d’un complexe touristique au bord de la Méditerranée, et rompu en 2010 par le gouvernement libyen. Les deux parties ont soumis l’affaire à un tribunal arbitral, formé d’experts privés, au Caire. Début 2013, un an et demi après la mort de Kadhafi, les arbitres donnent raison aux Koweïtiens. Ceux-ci n’ont dépensé que 5 millions de dollars dans le projet avorté, mais les arbitres estiment que la Libye doit aussi leur rembourser les bénéfices perdus, ceux qui auraient dû être engrangés pendant les quatre-vingt-dix ans d’exploitation du complexe prévus dans le contrat. Soit pas moins de 935 millions de dollars (870 millions d’euros).

La Libye rechignant à signer le chèque, le groupe Al-Kharafi compte saisir ses biens pour récupérer son quasi-milliard. ­Difficile d’envoyer des huissiers dans un pays en pleine guerre civile. En France, en revanche, la chasse aux trésors est lancée.

Certains avoirs du régime ­Kadhafi ont été identifiés dès la chute du colonel. Me Barousse s’est ainsi invité dans le dossier déjà complexe de l’immeuble occupé par la Fnac des Ternes, dans le 17e arrondissement de Paris : ce bâtiment appartient au fonds souverain libyen, dont les gouvernements rivaux de Tobrouk et de Tripoli se disputent le contrôle. L’avocat s’est aussi intéressé aux redevances que Total verse à la Libye pour l’exploitation de sites pétroliers, et il complète peu à peu la liste des biens et des fonds pouvant être saisis.

Pour ne rater aucune piste, « je me suis mis des alertes Google », raconte-t-il en souriant. Bonne idée car, en avril, France Bleu Roussillon annonce sur son site ce que seuls quelques Perpignanais ont jusqu’ici remarqué : l’avion de Kadhafi est en France. Il ne reste plus qu’à le saisir.

Vers une mise aux enchères ?

Les Koweïtiens ne sont pas les premiers à envoyer un huissier chez EAS. Au printemps 2014, la compagnie allemande Lufthansa en avait déjà dépêché un, qui avait procédé à une saisie conser­vatoire de l’A340, immobilisé dans ­l’attente du règlement de factures impayées par la Libye. Les Allemands et les Libyens étaient alors parvenus à un accord financier, pour un montant qu’ils n’ont pas voulu préciser. Mais le 4 juin dernier, un nouvel huissier, cette fois missionné par le groupe ­Al-Kharafi, s’est présenté chez EAS pour annoncer une saisie-vente de l’avion, c’est-à-dire sa mise aux enchères forcée. Les Libyens répliquent en invoquant l’« immunité d’exécution des Etats », une règle protégeant les biens d’un gouvernement étranger quand ils remplissent une mission d’Etat. Qu’il s’agisse d’une ambassade, d’un porte-avions ou, ici, d’un simple avion de transport.

L’initiative des créanciers koweïtiens agace aussi Air France, qui s’estime prioritaire : elle a réglé son sous-traitant EAS et attend maintenant que la Libye lui rembourse la facture de 2,3 millions d’euros. La compagnie fait donc valoir son « droit de rétention » sur l’appareil. Les avocats des Koweïtiens, des Libyens et d’Air France ont présenté leurs arguments en octobre devant le tribunal de grande instance de Perpignan. Le 30 novembre, celui-ci devra se prononcer sur la validité de la saisie engagée par le groupe Al-Kharafi. S’il la valide, une nouvelle audience est prévue fin janvier pour fixer les conditions de la mise en vente de l’avion. Puis les recours des uns et des autres devraient encore prolonger le suspense.

L’homme qui coordonne en France la riposte contre le groupe Al-Kharafi et ses tentatives de saisie est un vieil ami de la Libye. François Gibault, 83 ans, en a été l’avocat sous et après Kadhafi, défendant par exemple les agents libyens poursuivis pour l’attentat contre le DC10 d’UTA en 1989. A ses heures perdues, il est aussi l’exécuteur testamentaire de Céline et préside la Fondation Jean Dubuffet. Dans son bureau-musée du 7e arrondissement, il soupèse les 392 pages de la décision arbitrale du Caire, qui justifie toutes les procédures lancées par Al-Kharafi, et soupire avec l’air de celui qui en a vu d’autres. « C’est une décision scandaleuse », assure-t-il calmement. La justice française l’a pourtant validée en première instance et en appel, en accordant aux Koweïtiens l’exequatur – l’autorisation de faire appliquer en France un jugement prononcé à l’étranger : donc, le droit de procéder à des saisies d’immeu­bles à Paris ou d’avion à Perpignan. « On “exequature” sans lire, le juge met simplement un coup de tampon », soupire encore Me Gibault.

Lui, ce n’est pas un coup de tampon qu’il promet, mais de théâtre. Au Caire, la Cour de cassation égyptienne vient d’autoriser la Libye à contester la décision des arbitres devant une cour d’appel. A Paris, un pourvoi en cassation est aussi prévu pour tenter une dernière fois de priver les Koweïtiens du droit de faire leur marché en France. Eux-mêmes ignorent combien leur rapporterait vraiment l’avion de Kadhafi s’ils parvenaient à le mettre aux enchères. Ils ont fixé la mise à prix à 62 millions d’euros, mais sans avoir pu le visiter ni l’expertiser. Pour cet A340 en mode VIP, le marché est restreint, souligne un connaisseur, en tablant plutôt sur une fourchette de 40 à 50 millions d’euros : « Ce type d’avions vaut beaucoup et rien à la fois. C’est un marché d’acheteurs. Des avions comme ça, vous en avez quelques-uns dans le monde. C’est intéressant pour des gouvernements ou pour quelques familles à travers le monde, mais ça coûte extrêmement cher à entretenir, et par l’histoire qu’il porte, c’est un avion difficile à manier… »

Un achat rocambolesque

L’histoire de cet A340 n’a pas commencé avec Kadhafi. En 1996, Airbus le livre au prince Jefri Bolkiah, frère du sultan de Brunei. Ce flambeur fait aménager la cabine VIP. Il aurait déboursé au total 250 millions de dollars pour cet avion dont il n’a pas pu profiter. Accusé d’avoir détourné une quinzaine de milliards de dollars d’argent public, il est lâché par le sultan, qui brade le patrimoine amassé par son frère. Le prince Al-Walid, une des plus grosses fortunes d’Arabie saoudite, aujourd’hui propriétaire de l’hôtel George-V à Paris et deuxième actionnaire de Twitter, fait une bonne affaire : en 2000, il rachète l’avion pour 95 millions de dollars.

Les secrets de sa revente à Kadhafi en 2006, après plusieurs années de négociations, ont été dévoilés lors d’un procès à Londres en 2013, opposant Al-Walid à une intermédiaire réclamant sa commission, une femme d’affaires jordanienne proche de Kadhafi. Le colonel, alors courtisé par la communauté internationale, se laisse convaincre qu’il lui faut un mode de transport digne de son nouveau statut. Il hésite entre les deux avions qu’Al-Walid lui propose, un Boeing 767 ou l’A340, mais opte pour l’Airbus « pour des raisons de sécurité car il avait quatre moteurs et le Boeing n’en avait que deux », selon les témoignages recueillis par le juge. Il rechigne sur les 120 millions de dollars demandés. Et finit par accepter de les verser, mais propose un montage financier permettant de maquiller une partie de la transaction : officiellement, Kadhafi n’aura déboursé que 70 millions d’euros pour son A340. Il ne sera donc pas dit que le Guide de la révolution a acheté son avion plus cher que son précédent propriétaire.

A Perpignan, en attendant le prochain épisode du feuilleton judiciaire, EAS continue à entretenir l’Airbus et à effectuer les « tours avion » réglementaires : « On fait tourner les moteurs, on vérifie la pression des pneus, les comman­des de vol, les systèmes hydrauliques… », explique un salarié. Les dirigeants de la PME, qui compte 230 salariés, préfèrent ne pas évoquer cet avion devenu encombrant, et se passeraient bien de cette publicité : les chefs d’Etat et les grandes fortunes qui constituent une partie de la clientèle apprécient la discrétion.

Avant l’arrivée de l’A340 libyen, EAS avait déjà eu son lot d’avions à problèmes. Parmi les habitués de la maison, le Boeing 727 présidentiel du Bénin, une antiquité des années 1970. L’appareil a passé plus de temps en réparation que dans les airs, et le président Thomas Boni Yayi refuse d’y monter. Les cas désespérés sont parqués à l’autre extrémité de l’aéroport, dans l’herbe. Un McDonnell Douglas attend depuis 2012. Son dernier propriétaire, la compagnie espagnole IMD Airways, a fait faillite. A côté, un Boeing 727, quelques tôles en moins sur le fuselage : l’ancien avion présidentiel mauritanien. Son propriétaire officiel, Air Mauritanie, n’existe plus, et son ancien passager a été victime d’un coup d’Etat. Ni la nouvelle compagnie nationale, Mauritania Airlines, ni le président actuel n’ont l’intention de régler les dettes de leurs prédécesseurs. Cet avion-là a atterri à Perpignan il y a bientôt onze ans. L’avion de Kadhafi battra-t-il ce record ?

source: Le Monde